RHINOCEROS
Nom de code du projet : Supergroup
DANS LA FOULéE DU TRIOMPHE DE CREAM, LE CONCEPT DU SUPERGROUP A SéDUIT NOMBRE DE MUSICIENS ET PRODUCTEURS. Si les espoirs suscités se sont rarement soldés par un retentissant succès commercial, certaines tentatives valent toutefois le détour. Exemple frappant : Rhinoceros, projet fomenté par Paul Rothchild et Frazier Mohawk au coeur du Los Angeles bouillonnant des sixties.
Nous sommes en 1967 et Paul A. Rothchild, éminent producteur des Doors et de Love, est approché par Frazier Mohawk, catalyseur de la fondation de Buffalo Springfield, afin d’assembler un groupe de toutes pièces. Nom de code du projet : Supergroup — pas très original. Les deux hommes organisent des auditions géantes dans une baraque de Laurel Canyon. Lors d’un premier tour qui voit défiler entre vingt et trente musiciens, ils retiennent Doug Hastings, guitariste de l’attelage folk rock The Daily Flash, désormais fameux pour l’ombrageuse “Jack Of Diamonds” (via la compilation “Nuggets”). Danny Kortchmar (The Fugs) n’est pas retenu, contrairement au bassiste Kerry Magness (Kingsmen) et au batteur Jon Keliehor (Daily Flash). Rothchild décolle pour New York et y branche le bassiste Peter Hodgson ainsi que son cousin, le chanteur John Finley. Il connaît déjà le talent des deux hommes, qui ont fait partie de John & Lee And The Checkmates, formation R&B canadienne repérée par ses soins dès 1965. Il rameute aussi le pianiste et compositeur prodige Alan Gerber, auteur à seulement quinze ans d’un superbe simple pop aux irrésistibles fragrances Beatles (“Love In Her Eyes” de Michael And Lee, 1963). Les recrues suivantes sont l’organiste Michael Fonfara (John & Lee And The Checkmates, The Electric Flag) ainsi que le guitariste au casque blond Danny Weis, dont le style lysergique avait magnifié le “Heavy” d’Iron Butterfly. Rothchild organise une prise d’acide collective pour souder les troupes, à la réussite très relative : Magness, flippé, déguerpit. Hogdson est pressenti pour le suppléer mais, faute de visa, il se fait chiper la place par Jerry “The Bear” Penrod (Iron Butterfly). La troupe se rode en accompagnant le songwriter David Ackles sur son album homonyme (1968), entre Randy Newman et Leonard Cohen. Keliehor, démissionnaire, est remplacé par le biker Billy Mundi (Mothers Of Invention), aux imposantes rouflaquettes. Enfin au complet, le désormais septuor est envoyé en studio
— et même rémunéré ! — pour répéter. Pour son premier long format, Rothchild opte pour une captation live en un minimum de prises. La super-formation, baptisée Rhinoceros juste avant un premier concert scruté par Stephen Stills et David Crosby, ouvre pour Big Brother & The Holding Company, Three Dog Night et Taj Mahal, puis se relocalise à New York pour échapper à l’emprise pesante de Rothchild. Le disque paraît en novembre 1968 et fait un bide (115ème au Billboard) mais a plutôt bien vieilli. Gerber signe les meilleurs morceaux, comme l’ouverture “When You Say You’re Sorry”. Sur un tapis d’orgue Hammond moelleux, les interventions de Weis et Hastings restent mesurées, tandis que Mundi cogne violement ses fûts. Le crescendo soul de “That Time Of
The Year” est extraordinaire. Le single “Apricot Brandy” est un instrumental syncopé et accrocheur qui sera utilisé comme générique par la BBC. Le R&B fiévreux “You’re My Girl” évoque Buddy Miles Express, tandis que “I Need Love” lorgne du côté de James Brown. L’apaisée “I Will Serenade You” sera reprise avec succès par Three Dog Night. Le placide Jerry Penrod s’éclipse alors, échaudé par une brouille entre Finley et Weis et carbonisé par un mauvais trip qui l’expédie dans le même hospice que Skip Spence. Dans la foulée, Rothchild est limogé. Hodgson est appelé à la rescousse pour un second opus gravé avec David Anderle (David Ackles) : l’inégal “Satin Chickens” est publié en 1969 et grimpe à la 101ème place. La troupe y creuse le même sillon : R&B à la coule (“Top Of The Ladder”, “Back Door”) et beaux titres soul (“Find My Hand”, “Don’t Come Crying”). Frustrés pour diverses raisons, Hastings, Mundi et Gerber claquent définitivement la porte. Le dernier usinera une réjouissante galette country funk en 1971 pour Shelter Records. Larry Leishman (John & Lee And The Checkmates) et le chanteur-batteur de jazz afro-américain Duke Edwards intègrent la bande, qui loupe bêtement un passage pourtant verrouillé au festival de Woodstock : en dernière minute, il est contraint par son management à égayer un lucratif bal de promo… Un troisième opus est ensuite ourdi sous le commandement de Guy Draper : le plus consistant “Better Times Are Coming”. L’organe soul d’Edwards fait merveille sur “Old Age”, l’extraordinaire blues-funk “Lady Of Fortune” ou encore la ballade gospel “Happiness”. Cette ultime mouture implose au Canada où elle renaîtra brièvement en tant que Blackstone le temps de coucher, avec Rothchild, son meilleur album : “On The Line”, qui navigue entre blues rock roboratif (“Back Door Man”, “Ain’t Nobody’s Business”), soul rassérénante (“Ain’t Gonna Let It Go”, “Sunday’s Song”) et funk brûlant (“Oopoopadoo”). ■