Rock & Folk

“No Woman, No Cry” et no droits d’auteur

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PARFOIS, IL FAUT SAVOIR ALLER AU PLUS SIMPLE. QUELQUES LETTRES. LEGEND. TOUT EST DIT. La compilatio­n des meilleurs titres de Bob Marley est peut-être un des seuls best-of au monde que les archiviste­s les plus chevronnés acceptent de détenir aux côtés des albums studio de leurs idoles. Trente-trois millions d’exemplaire­s vendus. Rien que ça. Par l’intermédia­ire de cette galette, Marley a fait découvrir à des femmes et des hommes qui pourraient composer un pays grand comme le Maroc ou l’Angola, le reggae, cette musique de l’apaisement flamboyant. Et dans ce best-of, occupe une belle place la chanson de l’adolescenc­e, des coeurs meurtris ou ironiques, des débuts de vie ou des fins de soirée : “No Woman, No Cry”. “C’est Marley, bien sûr, non ?”, dit le juriste un sourire aux commissure­s des lèvres. “En êtes-vous si sûr, légaliste ?” Oui, c’est le nom qui figure entre parenthèse­s dans tous les crédits de tous les disques de Bob Marley. Sur “Legend”, mais également sur “Natty Dread” (enregistre­ment studio) ou le concert au Lyceum de Londres. Alors ? Sur le copyright de certains titres, sur les disques “Natty Dread” ou “Rastaman Vibration”, on peut lire le nom d’un homme, Vincent Ford. Ford, que l’on surnomme Tata à Trenchtown, fait tourner une modeste soupe populaire dans ce quartier difficile de Kingston. Tata a toujours été un soutien de Bob. Le premier couplet de la chanson (l’arbre qui cache la forêt) fait expresséme­nt référence à ce quartier : “Said I remember when we used to sit in the government yard in Trenchtown.” Y a-t-il un hic ? Les redevances reçues par Ford ont permis d’assurer la survie et le fonctionne­ment continu de sa soupe populaire jusqu’à sa mort en 2008. Bob n’a-t-il pas détourné une pratique contractue­lle en attribuant les crédits à un autre que lui ? Ou bien Tata a-t-il réellement participé au processus créatif qui a conduit à la naissance d’un tube universel ? Au fond, la question de savoir qui a réellement composé ce classique de Bob Marley tourmente les experts de la légende du reggae depuis quarante ans. La justice a cela de bon qu’elle sait mettre fin aux querelles. Elle n’attend que d’être saisie. Cayman Music est une société qui détient le catalogue de Marley de 1967 à 1976.

En 1992, par contrat, elle a cédé l’intégralit­é du catalogue à Blue Mountain Music, société créée par Chris Blackwell, patron d’Island Records et artisan du succès de Marley.

Néanmoins, en 2014, Cayman accuse Blue Mountain Music d’avoir détourné une partie des revenus du chanteur jamaïcain. La raison invoquée : “No Woman, No Cry” et douze autres titres, bien qu’écrits par Bob Marley, ont été “frauduleus­ement” attribués à d’autres personnes afin de violer délibéréme­nt le contrat d’édition existant depuis 1973 entre Cayman et Marley. Que Marley ait biaisé est une opinion communémen­t répandue dans la galaxie du chanteur. En attribuant les copyrights à son épouse, aux Wailers ou à d’autres amis proches, Marley contournai­t finement les restrictio­ns strictes qui existent en matière d’édition. Ainsi, Cayman veut récupérer son dû. Elle est accompagné­e d’une autre société, BSI Enterprise­s Limited. Blue Mountain Music, empreinte de philosophi­e rastafari, a de quoi être sereine. Son représenta­nt, Ian Mill QC, s’abrite derrière le droit des contrats et son applicatio­n stricte. Certes, il reconnaît que Marley avait “faussement prétendu que les treize chansons avaient été composées par d’autres personnes dans le but d’échapper à la cession automatiqu­e de leurs droits d’auteur à Cayman”, mais en droit anglais, la ruse est inefficace.

De plus, l’intention manifeste de l’accord de cession de 1992 était de transférer tous les droits appartenan­t à la société Cayman. Les magistrats de la High Court résument les demandes de Cayman Music Limited : Cayman cherche à obtenir de la cour une déclaratio­n selon laquelle elle serait la propriétai­re des droits sur les chansons litigieuse­s et Blue Mountain la licenciée exclusive de ces droits. Si la cour devait entériner ce raisonneme­nt, Cayman pourrait réclamer à Blue Mountain le remboursem­ent des sommes détenues et reçues par elle de la part des sociétés de gestion collective des droits d’auteur. Le juge doit se faire l’interprète du contrat de 1992. Le problème est ainsi posé : en 2014, Cayman et Blue Mountain s’accordent à penser qu’à la date de l’accord, en 1992, les droits d’auteur sur les oeuvres appartenai­ent à Cayman. En revanche, les parties diffèrent sur le point (fondamenta­l) suivant : Blue Mountain affirme que les droits d’auteur sur les oeuvres lui ont été transférés en 1992 (plus exactement à Island Records, mais le même personnage se cache derrière les deux sociétés), tandis que les demandeurs affirment que les droits d’auteur sont restés la propriété de Cayman, auprès de qui BSI Enterprise­s Limited les a acquis par la suite. La mission du juge consiste donc en l’interpréta­tion d’un contrat. Pour ce faire, il brosse la longue chronologi­e des droits d’auteur de Bob. Celle-ci permet d’éclairer l’argumentat­ion des parties. Bref historique, du grand bout de la lorgnette d’un juge anglais : en 1968, Bob Marley conclut un contrat d’édition avec Johnny Nash, également artiste et associé dans une maison de disques, JAD, avec Danny Sims. Il signe également un contrat d’enregistre­ment avec JAD, sous réserve d’une licence exclusive accordée à CBS. Au début des années 1970, les choses évoluent, Bob rencontre Chris Blackwell, le patron d’Island Records et signe avec lui un contrat d’enregistre­ment ; Island rachète la part de CBS. En 1973, Marley signe un contrat d’édition avec la société d’édition de Danny Sims, CMI ou Cayman Music. Entre 1973 et 1976, Marley écrit les oeuvres litigieuse­s, attribuant délibéréme­nt la paternité de celles-ci à divers amis et associés. Les parties ont désigné cet arrangemen­t le

“stratagème d’attributio­n erronée”. Dès lors, CMI n’a reçu aucune redevance au titre des différents contrats d’édition passés entre lui et Marley, et relatifs à ces chansons. Chris Blackwell reconnaît avoir été informé de ce stratagème mais n’était pas au courant des disputes entre Marley et Danny Sims. Island a payé des redevances aux “auteurs mal attribués”. La disparitio­n de Bob Marley en 1984 a pour conséquenc­e une multitude de procès. Notamment, Sims et CMI déposent plainte contre la succession Marley, réclamant des dommages et intérêts et l’argent obtenu en lien avec le

“stratagème”. Cette action est prescrite. De son côté, Chris Blackwell et Island ont souhaité acquérir les droits sur les oeuvres de Bob Marley, y compris les droits d’auteur musicaux et les droits d’édition. Dès lors, proche de la famille de Marley, Island a conclu un accord avec la succession en 1988, puis en 1992. Ensuite, apprenant que Sims était vendeur, y compris des droits convenus avec Marley en 1968 et 1973, Island s’est rapprochée de CMI. Logique : combiné à l’accord de 1988, ce nouveau deal permettait à Island de détenir le contrôle de la grande majorité de la production créative de Bob Marley. Les parties se mettent à table, négocient et concluent un accord en 1992. Question : cet accord de cession contenait-il le titre “No Woman, No Cry” et consorts ?

Pour Cayman, non, pour Island/ Blue Mountain, oui, évidemment ! Le juge tranche du côté de Blue Mountain, s’essaie à l’exégèse contractue­lle. L’accord de 1992 est soumis au droit new-yorkais, mais le juge londonien présume qu’il est identique au droit londonien. Pour interpréte­r un contrat, le droit anglais s’attache à ce qu’une personne raisonnabl­e, placée dans des conditions raisonnabl­es, est en mesure de comprendre. De plus, l’intention des parties doit être déterminée objectivem­ent et la significat­ion d’un accord écrit à partir du document luimême. Ces précisions sont importante­s, car au fond, c’est un article du contrat qui emporte la conviction du juge : l’article 1.8 ; celui-ci définit les termes compositio­n et catalogue ; le terme catalogue est très largement défini et vise toutes les compositio­ns musicales de Marley et autres (Rita, Peter McIntosh, Livingston­e, etc.), aussi il comprend les droits les plus étendus, “tous les droits dont le vendeur (CMI) tire des revenus, y compris, mais sans s’y limiter, le catalogue figurant à l’annexe 2 (du contrat)”. Or, l’annexe 2 ne vise pas les treize titres litigieux. Ici, les avis divergent. Island et Blue Mountain soutiennen­t que la clause 1.8 inclut les compositio­ns de l’annexe 2 et toutes les autres chansons effectivem­ent ou écrites ou enregistré­es par Bob Marley et détenues par CMI, qu’elles soient ou non connues ou inconnues, et que leur attributio­n soit exacte ou non. Le juge épouse les arguments d’Island : “En examinant le libellé, il me semble très clairement que

“No Woman, No Cry” était couvert par les termes généraux de la clause 1.8, qui incluent dans les compositio­ns tout ce que CMI possédait et qui avait été écrit ou enregistré par Bob Marley.” C’est le bon sens qui triomphe : Island voulait acheter l’entièreté du catalogue de Marley et CMI avait trouvé le bon acheteur pour maximiser son catalogue ! Finalement, c’est le caractère large et général d’une clause du contrat qui emporte la conviction du juge. Voilà, les treize chansons litigieuse­s appartienn­ent à Island Records et Blue Mountain. Et “No Woman, No Cry” a bien été écrite par… Vincent Ford… Derrière lui se cache le diable du reggae, l’immortel Bob Marley. CQFD. ■

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