Dents noircies au feutre
Le Rock’N’Roll Est Mort Mais Son Cadavre Encombre Le Monde Editions Mono-Tone
On ne voudrait pas vous déprimer en ce début d’année par ailleurs si apaisé et inspirant mais il va falloir aussi, à un moment, affronter une autre dure réalité qui nous touche particulièrement, la santé défaillante du rock, voire sa mort annoncée ou, pire, une intégration complète dans la section “patrimoine” du bouzin, bien rangé avec la musique classique, le jazz et l’opéra, et ce ne sont pas les pelletées d’ouvrages quasi universitaires parus sur le sujet qui vont nous rassurer. C’est du moins la théorie qui sous-tend le livre de Didier Balducci, iconoclaste énervé, musicien lui-même au sein des Dum Dum Boys et fondateur des Mono-Tone Records et Editions où il publie, entre autres, ce “Le Rock’N’Roll Est Mort Mais Son Cadavre Encombre Le Monde” et, hélas, trois fois hélas, sa triste théorie ne manque pas d’arguments convaincants. Pour tout vous dire, on vous citerait bien des pages entières autant pour leurs outrances que pour leur justesse : “Etre tout à la fois une musique de jeunes jouée par des vieux et une musique de vieux jouée par des jeunes, non plus la bande-son d’un présent excitant et d’un futur exaltant mais celle d’un passé artificiellement et éternellement réactivé, réanimé, sa vie prolongée par un acharnement thérapeutique absurde et contre-nature, le laissant figé, comme momifié, paralysé par un torticolis géant à force de toujours regarder en arrière, perdant peu à peu son sens, sa sève et tout son sel pour ne plus être que la parodie (drôle ? sinistre ?) de ce qu’il fut, l’inverse de ce qu’il a un jour été, l’opposé de ce qu’il a pu autrefois représenter...” ou — citation de Bob Dylan — “Le rock’n’roll était une sorte de brique jetée dans la vitrine” et on défie quiconque qui aurait vécu les années dorées de ne pas être un peu d’accord avec son “l’histoire du rock’n’roll se répète deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce” en voyant les musiciens octogénaires autrefois officiellement rebelles engranger les millions dans des tournées industrielles entièrement centrées sur leur passé glorieux sans plus jamais y apporter un souffle nouveau. Mais Balducci ne se contente pas de vitupérer, il argumente, explique, soutient, et sa logique est souvent imparable. S’il caricature souvent, le fond est juste et souvent drôle : “Et quand tout, absolument tout, sera ‘culte’, ‘vintage’ ou ‘incontournable’, quand on aura tout redécouvert, quand on aura tout réédité, que ferat-on ? A part recommencer à tout rééditer à nouveau en repartant du début ?! Et à remasteriser, encore et encore... et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps... Les années 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... 60, 70 et 80... et puis encore les années 60, et puis encore les années 70 et puis encore les années 80... POUR LES SIÈCLES DES SIÈCLES”. Alors, oui, c’est un peu passéiste diraient certains, des délires de boomer diraient d’autres et vous pouvez bien le traiter de vieux con si vous voulez, il s’y attend et s’en réjouit d’avance. D’aucuns pinailleront sans fin sur ses évidents partis-pris mais dans le fond, c’est difficile de nier qu’au rayon nouveautés, c’est pas le rock qui est le plus lumineux de la guirlande. Selon Balducci, c’est encore plus clair : “SI C’EST DU ROCK, CE N’EST PLUS NOUVEAU ET SI C’EST NOUVEAU... CE N’EST PLUS DU ROCK”. (Oui, il n’est pas content et comme tout bon boomer, il met des majuscules pour le signifier) mais tous, dans le fond, nous savons — et redoutons — qu’il n’ait raison sur toute la ligne et que non “il n’y aura pas de remontée en première division, plus de Technicolor, plus de CinemaScope, plus rien. Plus en tous cas pour ceux qui savent ce que fut le rock’n’roll, ce qu’il devrait être, ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne sera jamais plus”. Attention, Balducci envisage toutes les possibilités pour changer l’inéluctable dégradation, voire un rock’n’roll Komintern qui espionnerait et harcèlerait les égarés mais, malgré sa fougue, on ne croit guère à un avenir radieux là non plus. Notons que l’auteur insère dans sa diatribe un long texte quasi autobiographique, plein de très très longues, quoique peu proustiennes, phrases un peu noyées d’un flot de “&” assez déconcertant à la longue mais voilà, on ne se refait pas, on est rock ou on ne l’est pas et ça, indiscutablement et dans le meilleur sens du terme, Balducci l’est, là. aux entrejambes féminins, seins dardés au feutre — et même croix gammées, exclues de l’ouvrage — ou dents noircies au feutre constituaient bien le gros des oeuvres, mais les compères savent y lire mille autres choses que leur érudition décortique joliment et toujours avec une tendresse amusée. A lui seule, le conte de la mystérieuse et généreuse Ravina essaimant ses perles est un peu le Grand Meaulnes du rock, envoûtant et troublant. Bref, drôle, nettement dingue et étonnamment intéressant — vu le sujet de départ quand même —, ce traité d’anthropologie d’un monde disparu est un petit régal qui réjouira ceux qui ont connu ces années vintage de liberté, et sidérera sûrement les p’tits jeunes élevés aux boîtiers en plastique. ■