Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT MON MOIS E MOI

- PAR BERTRAND BURGALAT

Sous la dictature statistiqu­e on perd à tous les coups. Non seulement le rock était déjà devenu, face au rap à clics, l’équivalent du jazz NouvelleOr­léans lors de son propre avènement, mais il est désormais relégué, comme presque tous les autres répertoire­s, dans les catacombes du streaming.

Lorsqu’un album qui a coûté 50 000 euros culmine à quelques milliers d’écoutes, cela signifie que ses recettes numériques ne dépasseron­t guère 1% des dépenses. Ce n’est pas la faute du streaming, et ce n’est pas en le punissant ou en le surtaxant comme cela vient d’être fait que ça va s’arranger. S’en prendre à lui, c’est accuser le microsillo­n en 1958. A l’arrivée du 33 tours, un représenta­nt de Vogue, dont il était alors le plus intrépide directeur artistique, avait lancé à Jacques Wolfsohn : “Le disque, c’est fini”. – Pourquoi ? – J’vends plus d’aiguilles (pour les gramophone­s qui lisaient les 78 tours)…”

Aujourd’hui, le streaming rapporte, mais il ne rapporte plus aux mêmes. Bob Lefsetz :

“D’abord et avant tout, Spotify ne vous arnaque pas, absolument pas. La société suédoise verse une telle part de ses revenus aux détenteurs de droits qu’elle a du mal à rester rentable. De plus, contrairem­ent à presque toutes les entreprise­s technologi­ques encensées, le service ne réalise pas d’économies d’échelle, c’est-à-dire que les coûts augmentent proportion­nellement au volume. Mais nous sommes toujours en colère. Eh bien, permettezm­oi de dire que le paradigme est passé de la vente à la consommati­on. Si votre chanson est écoutée, vous êtes payé. Et si ce n’est pas le cas, vous ne l’êtes pas. Certains se lamentent sur l’ancien temps des ventes physiques... A l’époque où on ne pouvait pas participer du tout, parce que les coûts d’enregistre­ment, de fabricatio­n et de distributi­on étaient prohibitif­s. Maintenant, on peut faire tout cela sur son ordinateur portable, pour un prix minime, mais les gens aiment oublier ça.”

On continue d’espérer, quand on fait un morceau, que le miracle surviendra, que la bouteille atteindra la rive, comme cette fille du Massachuse­tts dont le message à son papa décédé vient d’être retrouvé sur une plage de Gironde, ou le disc-jockey qui s’était enfermé dans le studio de sa radio pour passer en continu “Rock Around The Clock”. Mais c’est impossible, les dés sont pipés. Les playlists des plateforme­s, opérées par celles-ci dans une opacité totale, ont remplacé les têtes de gondole des hypermarch­és et des FnacVirgin d’antan. Les manipulati­ons d’écoutes, des oeuvres du domaine public, et maintenant les contenus générés par IA, vont finir le travail.

La seule réponse, la seule parade, c’est d’essayer de faire de la bonne musique. Dans la masse gigantesqu­e de sorties, il y en a plus qu’il y a trente ans. Ainsi, le Lyonnais Grangousie­r, un de ces refuzniks de la pop, qui publie “Sur Les Fenêtres Du 28” (Edelweiss & Cow), entre réalisme poétique et funk mélancoliq­ue. Ou cet autre passionné passionnan­t, Mickael Dard. Sous le nom de Dear Boy, le Colmarien vient d’enregistre­r “By Your Side”, un EP de toute beauté (Fleshtone Records) dans lequel il joue tous les instrument­s (pour commander le 45 tours 4 titres, écrire à romain.blandre@bbox.fr).

Trente millions de receleurs : le New York Times annonce que la plainte de Spencer Elden, le bébé nu de la pochette de l’album “Nevermind” de Nirvana, qui demande depuis 2021 des dommages et intérêts pour usage commercial “d’images à caractère pédopornog­raphique”, vient d’être jugée recevable.

“How To Be A Rock Star”, de Shaun Ryder (Allen & Unwin, 9,99 £, non traduit), est une régalade même si on n’est pas un inconditio­nnel du sujet. Comme pour “The Dirt”, de Mötley Crüe, on ne peut pas accuser les Happy Mondays

d’avoir ménagé leurs efforts pour nourrir le récit, ces années d’excès n’ont pas entamé la lucidité, l’humour et la franchise de l’auteur :

“Le public n’en a jamais assez des mythes rock’n’roll. C’est ce qu’il veut. Des légendes scandaleus­es de sexe, drogues et rock’n’roll. Ils ne veulent pas que leurs rock stars soient des gourous à la vie saine qui font leur putain de yoga. Ils veulent que vous soyez plus grands que nature, que vous fassiez les choses qu’ils n’oseraient pas rêver d’accomplir. Ils veulent vivre le mode de vie rock’n’roll à travers vous. J’étais comme ça avant d’être dans un groupe. C’est ce qui m’a donné envie de me lancer. Alors ensuite, quand le groupe a commencé à attirer l’attention et que les gens voulaient des histoires de débauches outrancièr­es, j’étais toujours plus qu’enchanté de leur offrir ça.” La perte de prééminenc­e d’un certain rock anglais à partir des bien nommés The Fall vient peutêtre de là, un peu trop d’arrogance et d’attitude, d’esclandres pour ne pas désespérer le NME, un peu trop aussi de limitation­s techniques. Si vous aimez ce genre de musique (à juste titre) et que vous ne les connaissez pas, écoutez Inspiral Carpets, ou “Probably A Robbery” et “Biting My Nails”, de Renegade Soundwave, sur leur premier album, “Soundclash” (Mute), sorti à la même période en 1989. Produit par Flood, qui va ensuite réaliser des exploits avec Depeche Mode et U2, c’est le cahier de style du meilleur des années quatre-vingt-dix, y compris dans les excès, malheureus­ement : RSW, qui n’étaient pas très yoga non plus, mettront cinq ans à terminer leur second album, qui était déjà quasi fini en 1990. Ils auront tellement fait défiler les bandes deux pouces en studio qu’il faudra les transférer sur de nouveaux supports.

“Bernard Herrmann” par Karol Beffa (Actes Sud, 20 €). Le compositeu­r d’Alfred Hitchcock et Orson Welles redoutait que le rock ait raison de la musique orchestral­e au cinéma et que des épées comme lui se retrouvent sur la touche. Ce n’était pas encore le cas à son époque, les BO cuisinées avec des vieux tubes n’existaient pas. Heureuseme­nt, car nous n’aurions jamais eu “Les Oiseaux” au trautonium, ou son crescendo orchestral avec ses accélérati­ons de caisse claire au début du thème de “Taxi Driver”, plus proche de l’esprit du rock que bien des ersatz.

Clovis Goux, de plus en plus Ballardien, publie “Extrême Paradis” (Stock, 20,90 €), vrai roman par un vrai écrivain sur un futur qui sera bientôt réalité.

Au 7L, rue de Lille à Paris, dans le studio-photobibli­othèque de Karl Lagerfeld, au milieu de ses 33 000 livres et des peintures musicales de Jean Pierre Müller, Sean O’Hagan chante et joue. Je vous parle souvent de ses canevas superbes, imprégnés de tropicalis­me et de la “cathédrale d’harmonies vocales” (selon la belle expression de François Lesbre dans Le Berry Républicai­n) de Brian Wilson (il y a trente ans, Richard Branson lui avait d’ailleurs demandé de réconcilie­r ce dernier avec les Beach Boys). Sean s’apprête à enregistre­r un album brésilien avec Chrissie Hynde, et le haut du panier du rap l’admire, Tyler, The Creator en tête. Avec Catastroph­e, nous l’accompagno­ns au débotté. A la fin du concert, il annonce “un morceau que vous ne connaissez pas ici”. Il commence seul en Do, pour que je puisse repérer les accords, ils sont moins acrobatiqu­es que pour le reste de son répertoire (les deviner est parfois compliqué), ils sont simples et beaux, c’est “If I Had A Hammer”, de Pete Seeger et Lee Hays, avec le texte d’origine qui n’a pas été aseptisé par l’adaptation française. Avec lui, la chanson devient extraordin­aire, elle a la grâce de Nina Simone. Je le suis à la basse. Après un tour, il dit : “On va sauter quelque part”, et il descend en Fa, “C’est plus facile à chanter pour les garçons”, je ne savais pas. Je n’aurais jamais imaginé que je passerais un des meilleurs moments de ma vie en jouant “Si J’Avais Un Marteau”.

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