“Johnny Cash At San Quentin”
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
Johnny Cash
Première parution : 1969
Fils d’un syndicaliste agricole, Johnny Cash a connu, enfant, la misère. De celle-ci, il a tiré une musique dépouillée à l’extrême, au rythme précis, et une conscience sociale. Pour les fameux Sun Records où Elvis Presley fit ses premiers pas, Johnny Cash enregistre de 1954 à 1958 une poignée de singles et deux albums avant de signer chez Columbia. Parmi ces titres, il y a les désormais classiques “I Walk The Line” et “Folsom Prison Blues”. L’univers de la prison, Cash l’a découvert par le biais d’une fiction réalisée par Crane Wilbur durant son service militaire en Allemagne, “Inside The Walls Of Folsom Prison”. Mais il aurait pu écrire ce morceau sans voir le film tant il connaît cet enfermement dans la souffrance et le regret. Avec des mots très simples et poignants, Cash imagine un criminel qui a tué un homme et l’a regardé mourir. Du fond de sa cellule, ce tueur entend le passage d’un train. Et dans celui-ci, il imagine des hommes libres buvant du café et fumant le cigare. Cette vie qui roule au loin, cette vie qui fuit est celle qui lui a glissé entre les mains. Une liberté bruyante plongeant dans un blues sombre un homme captif de ses fautes, mais pas de ses remords.
Le succès de “Folsom Prison Blues” éveille l’attention du directeur de l’établissement pénitentiaire d’Huntsville au Texas, qui souhaite aérer l’esprit de ses détenus. Il a repéré en Johnny Cash une empathie sincère pour les turpitudes humaines, bien loin des paillettes du show-biz et des extravagances du rock’n’roll (Jerry Lee Lewis, Little Richard…). Il lui propose de venir jouer avec son groupe pour les prisonniers. Le concert en plein air se déroule mal à cause d’un violent orage, mais Cash en ressort troublé. Puis, la direction pénitentiaire de San Quentin, en Californie, contacte le guitariste pour le spectacle du nouvel an de 1958. Cette fois-ci, ils joueront à l’intérieur. L’ambiance y est si chargée, si puissante, que Cash donne par la suite plusieurs concerts en prison. Impressionné par des auditeurs qui frémissent et hurlent leurs émotions aux vers qui les percutent, Johnny Cash a trouvé le public idéal pour ses chansons racontant la vie d’hommes perdus et parfois déchus. Aussi, l’idée d’y enregistrer un album live frappe comme une évidence. En janvier 1968, il se rend à la prison de Folson et l’album “At Folsom Prison” sort en mai. L’année suivante, il livre à nouveau un concert tout aussi vibrant à San Quentin et l’album paraît quatre mois plus tard. La représentation sera également filmée. La photographie de la pochette est l’oeuvre de Jim Marshall, qui a suivi l’Homme en Noir lors de ses différents déplacements en prison. Alors que pour “At Folsom”, Marshall avait choisi un cliché en contreplongée où le guitariste chantait en regardant l’objectif droit dans les yeux, pour “San Quentin”, il choisit une scène plus onirique qui rappelle à bien des égards la pochette du “Bob Dylan’s Greatest Hits” (1967).
Le spot à la lumière blafarde situé derrière la tête de Johnny Cash a transformé son corps en silhouette. Le propos n’est pas de sublimer l’artiste, comme sur la pochette du Dylan où il semble tel un dieu rayonnant, mais de livrer son intimité dans la pénombre d’une scène. Guitare en bandoulière reléguée derrière le dos, visage incliné aux yeux clos, micro en main, corps courbé, Cash semble saluer son public ou recevoir sa ferveur avec une pudeur troublante ; celle d’un homme en osmose avec la souffrance de son auditoire, d’un homme qui sait l’écrire et la chanter. Car la country comme le blues ne cessent de parcourir les aléas de l’âme humaine, ses profondes noirceurs mais aussi ses combats, ses défaites. Dans ce qu’a chanté Cash à son auditoire, il est question de crime sans repentance (“Folsom Prison Blues”), de désir de meurtre du père avant une réconciliation in extremis (“A Boy Named Sue”), d’homme traqué par la police (“Wanted Man”) et de vie toujours prête à dérailler sans l’amour d’une femme attentive (“Wreck Of The Old 97”, “I Walk The Line”) et bien sûr d’injustice et de prison (“Starkville City Jail”, “San Quentin”). Car l’Amérique est une terre où la violence fondatrice serpente dans les montagnes, circule dans les plaines, parcourt les corps meurtris ; une terre gouvernée par les passions que la civilisation n’a pas réussi à domestiquer comme en Europe. Cette puissante passion est aussi celle qui transporte le public de San Quentin. Elle est très différente de celle d’un public posé et admiratif payant le droit pour une représentation artistique. En effet, cette audience vit intensément les paroles de Cash dénués de jugement ou de moralisme. C’est aussi un privilège de ressentir dans son coeur une telle expérience brute, sans fard, venant d’un public aussi dénudé. On sent Johnny Cash profondément touché, et surtout reconnaissant, par l’ovation des détenus. Et c’est précisément ce qu’indique métaphoriquement l’ombre du manche de la basse qui, venant du public, pénètre le coeur du chanteur. L’atmosphère bleutée qui nimbe la peau, les habits et le fond pour s’assombrir aux extrémités de la photo traduit également ce sentiment de recueillement, de reconnaissance, mais aussi d’amour ; un amour, bien particulier, qui ne consiste pas uniquement à offrir un peu de lumière à son auditoire, mais aussi à emporter sur son dos une parcelle de leurs ténèbres. Comme il l’écrit deux ans plus tard dans sa chanson “Man In Black”, Cash se tient aux côtés des pauvres et des vaincus, des affamés et des désespérés, avec compassion et humilité. Deux mots qui définissent à merveille cette pochette. ■