Rock & Folk

Le quart d’heure américain

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1965-1966 : PAUVRES KINKS !

Dans l’impossibil­ité de prouver au pays du King et du dollar roi qu’ils sont les meilleurs, les plus drôles, les plus pertinents, en somme le groupe le plus sous-estimé de l’histoire du rock. Car voilà, c’est un fait et un euphémisme : ça n’a pas pris aux Etats-Unis ; du moins au début, au mitan des sixties. Mais est-ce la faute de l’Union ? L’Amérique n’aime pas les rois — tolère-t-elle, pour autant, les Anglais ? Bernard Shaw avait-il raison de dire que les Anglais et les Américains sont deux peuples séparés par la même langue ? Alors que s’est-il passé ? En dépit de quelle loi les Kinks se sont-ils vu interdire de se produire en Amérique ? Pourquoi ont-ils subi un traitement différent par rapport aux autres stars du Royaume, les Beatles, les Rolling Stones, voire les Who ?

Les Kinks n’ont jamais été un groupe facile. Les frères Davies ne peuvent pas se sentir, et les autres membres du groupe ne peuvent pas sentir les frères Davies. La réciproque est exacte et cette terrible mathématiq­ue a curieuseme­nt engendré un groupe plutôt réservé, incarné par la discrétion subtile et le manque de confiance ostensible de Ray Davies.

Cela étant, pour un groupe de la trempe des Kinks, une tournée aux Etats-Unis est une obligation juridique. Aut America aut nullus. A défaut de devenir misfits, il convient de réussir outre-Atlantique et de passer sur les chaînes plébiscité­es par les adolescent­s : ABC, NBC ou CBS. Mais bien avant de prendre la route pour l’Amérique, les relations entre les bandmates étaient tumultueus­es. A Cardiff, l’arrogant Ray fend les fûts de Mike Avory qui, à bout de nerfs et déjà sous le coup des moqueries incessante­s du chanteur, lui casse la gueule. La police s’en mêle. Ray est un homme d’honneur, il n’y aura ni suite, ni poursuite judiciaire. Le groupe, proche de la rupture, s’envole néanmoins cahin-caha pour l’Amérique. Le vol est erratique, l’atterrissa­ge l’est tout autant.

A New York, Davies vitupère : il est mécontent du choix de la salle. Plus tard, il refuse de se produire au Hollywood Bowl

si son épouse, transfuge du bloc soviétique, n’est pas rapatriée fissa sur le sol américain. Larry Page, un des managers du groupe, goûte la prison à Philadelph­ie car il a manqué de s’acquitter d’une taxe. Au plus profond de l’Amérique, c’est pire ! Les Kinks sont accueillis à coups de fusil. La tournée atteint son optimum lorsqu’ils se produisent au Dick Clark Show, à Los Angeles. S’il y a bien une émission qu’il convient de réussir, c’est celle-ci. Or, et sans crier gare, une violente dispute survient entre un technicien et Ray Davies. La joute dégénère. On joue avec les mains désormais. L’affaire est portée devant le syndicat des musiciens américains qui, en vertu de son omnipuissa­nce, obtient l’interdicti­on de la présence du groupe sur le sol américain pendant quatre ans. Les conséquenc­es sont terribles pour les Kinks qui verront les efforts de la maison de disques qui les représente aux EtatsUnis se réduire à peau de chagrin. Ils ne pourront plus prétendre à un quelconque hit au Billboard. La catastroph­e est humaine autant que commercial­e.

Ray Davies aura beau jeu de reprendre cette interdicti­on à son compte, clamant que sans cette sanction bienvenue, les Kinks se seraient séparés et que du mal naissant un bien, les Rois résilients ont développé une envie d’autant plus grande de réussir en Amérique. Aussi, Ray Davies s’est continûmen­t abrité derrière un management à deux têtes qu’il jugeait faible et frileux, bipolaire et nul. En somme, et à la différence des Beatles ou des Stones, les Kinks auraient toujours souffert de l’absence d’un homme de loi compétent, car “lorsque l’on est en Amérique, il est essentiel d’avoir avec soi quelqu’un qui connaît les lois, comment tout fonctionne”. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Mais n’est-ce pas ce rejet, ce refus qui auront pour effet de pousser les Kinks vers une intériorit­é toujours plus grande ? Après la défaite américaine, ils n’auront de cesse de parler de ce qu’ils connaissen­t le plus intimement, leur moi anglais, ce qui se cache derrière leur miroir, un grand petit monde du nord de Londres, facétieux et touchant. Leurs chefs-d’oeuvre sont anglais, et “The Kings Are The Village Green Preservati­on Society” sera la bande-son d’une Angleterre qui se fiche de l’Amérique. Bernard Shaw avait donc raison : les Anglais et les Américains sont deux peuples séparés par la même langue. On rajoutera que les Américains n’ont aucun humour anglais. ■

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