PEU DE GENS LE SAVENT
MON MOIS A MOI
Métro ligne 1, vendredi 26 janvier, 22 h 30 entre Gare de Lyon et La Défense. Un crackeur va et vient, en mauvais état. Un jeune type qui n’a pas l’air blindé lui donne un billet de 20 euros. Il est ému, le remercie, s’assied, engage la conversation tout en se grattant les couilles. C’est un Américain, noir, à la voix précieuse et aux mots choisis. Il y a quelques instants, c’était un zombie, maintenant on dirait James Baldwin. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire avant et comment se retrouve-t-il ici dans cette panade ? A Etoile, il prend la ligne 2 pour aller se ravitailler à Stalingrad et demande nos prénoms. Le garçon au billet s’appelle Loris, merci à lui pour ce moment d’humanité.
Album du mois : Maxwell Farrington (qui ressemble au Loris du métro) & Le SuperHomard ont pris la place de The Divine Comedy, sans l’emphase et le surjeu, ils succèdent au grand Barry Ryan et à Cathal Coughlan sur le podium de la pop orchestrale et lyrique. Leur nouvel album, “Please, Wait…” (Talitres) est formidable dès le premier titre, “The Boat”, qui devrait passer partout pour qu’on se souvienne qu’une chanson ça peut être ça, une grille qui s’étire, un prérefrain majestueux, des cordes et des vents qui montent un peu plus à chaque tour.
Bravo à Born Bad de publier une anthologie du Kiosque d’Orphée (“Une Epopée De L’autoproduction En France, 1971-1993”), longtemps presseur spécialisé dans les petites quantités et label à compte d’auteur dans le même esprit que La Pensée Universelle pour les livres, ou certains distributeurs numériques qui vendent leurs services aux artistes aujourd’hui. Il y a de tout sur cette compilation, des lycéens, des étudiants en chimie industrielle, des pionniers électroniques, désormais ce n’est plus la rareté de ces morceaux qui en fera l’intérêt mais la musique elle-même. Le Pop Club, quant à lui, sort une nouvelle collection de 33 tours, “Les Séries De Velours”, sorte de nouvelle librairie musicale (lepopclub.com) et on ne peut que saluer, une nouvelle fois, l’activisme de ce jeune label.
Encore beaucoup de morts ce mois-ci, Mary Weiss, Wayne Kramer, évoqués dans notre magazine, Paul Rambali, qui a fait les grandes heures du New Musical Express et The Face avant de s’établir en France et d’écrire dans ces pages. Slim Pezin, lui, a été la première gâchette des studios français, de T-Bone Burnett au “Soul Makossa” de Manu Dibango en passant par Cerrone, Bruno Coulais et des milliards de disques où on entend sa guitare. Après Pierre-Alain Dahan, disparu il y a dix ans, c’est le deuxième de ces requins de légende qui nous quitte, quel dommage que personne n’ait jamais voulu faire un doc sur cette équipe. Morgane Production vient d’abandonner le projet d’un film sur Mickey Baker, aucune chaîne n’était intéressée, c’est le paradoxe d’une époque qui se gargarise de diversité avec insincérité. L’an dernier, pour le centenaire du Snep, nous avons voulu honorer Nicole Barclay, car c’est elle qui avait eu les intuitions industrielles, du microsillon au multipiste. Refus d’un grand hebdomadaire féminin : “Il n’y a rien sur elle sur internet”.
Je suis heureux d’avoir pu faire parler Slim dans mon émission Face B, sur Inter il y a dix ans, et dans le podcast “Aux Studios — Les Dessous De La Musique” avec Nova, où nous nous attachons à recueillir des témoignages comme celui de Benny Malapa, qui a été déterminant dans la première vague du rap en France. L’émission et le podcast sont toujours en ligne.
Avalanche de livres épatants : Alain Kruger et Jean Ollé-Laprune, “Pascal Thomas, Souvenirs En Pagaille” (Séguier, 21 €) ; Thierry Marignac, “Photos Passées” (La Manufacture De Livres, 17 €) sur une “vie de poète” ; Patrice Jean, “Kafka Au Candy-Shop – La Littérature Face Au Militantisme” (Chez Naulleau - Léo Scheer, 19 €), car “il n’y a pas de position plus amusante et finalement mieux récompensée que celle de dissident au sein d’une société stable et prospère” (Simon Leys à propos de Sartre). Alain Kan a disparu dans le métro il y a trente-quatre ans, mais son manuscrit “L’Enfant Veuf” (Séguier, 21 €) sort de l’oubli. Pour les quinze ans de la mort du chanteur de Martin Circus, Lesley Jane Phillips publie un livre de souvenirs, d’anecdotes et de photos, c’est émouvant, drôle, instructif, et c’est ici, en téléchargement gratuit ou en livre sur commande : gerardblanc-inedit.com. Jean-Yves Labat, enfin : “Rock Me Amin - De Woodstock Aux Prisons Ougandaises, Bad Trip Pour Un Hit” (Arthaud, 19,90 €) raconte ses tribulations à Kampala façon Malko Linge ou Hunther S Thompson. Venu enregistrer le dictateur en 1977, quelques frasques et la valise de son Synthi AKS prise pour du matériel d’espionnage transforment la plaisanterie en cauchemar. Comme son geôlier, maître des horloges, “de toutes les bêtes de la terre et des poissons de la mer”, on ne peut pas dire que la modestie soit le point fort de Mister Frog, mais son récit est aussi captivant sur les arrière-cuisines de Woodstock, d’Albert Grossman, de Bearsville Records ou de Todd Rundgren (Labat joue notamment du synthétiseur sur “A Wizard, A True Star”) que sur celles du palais présidentiel.
Halte au feu : mes excuses à Claude Rovacchi et au chauffage au bois pour mes considérations énergétiques intempestives et brouillonnes le mois dernier. Pour me rattraper j’écoute la reprise du “Fire” d’Arthur Brown par Lizzy Mercier Descloux. C’était une amie de Jac Berrocal, qui s’apprête à devoir quitter son antre des Gobelins, dans lequel il vivait depuis des lustres. Au mur, une affiche d’Ingrid Caven, des chromos de Vince Taylor, avec lequel il avait enregistré “Rock’n’Roll Station” en 1976, partout des lettres, des articles, un scrapbook mural qui va finir dans des caisses. Il a invité quelques amis pour dire adieu à son deux-pièces, et sort un album, “Boîte Boîte” (Akuphone), n’attendons pas qu’il soit trop tard pour lui rendre hommage. ■