Rock & Folk

“Trout Mask Replica” Captain Beefheart & His Magic Band

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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Première parution : 1969

La vie de Don Van Vliet (le Van a été ajouté par ses soins) se confond avec la mythologie qu’il s’est créée. C’est-à-dire une enfance recomposée où il ne serait jamais allé à l’école préférant la nature et les animaux, aurait excellé en sculpture gagnant plusieurs prix, sifflerait brillammen­t depuis l’âge de trois ans, aurait considéré ses parents comme des amis… véritable storytelli­ng brouillant les frontières entre l’être et le personnage né de son imaginatio­n, Captain Beefheart. Adolescent, il rencontre Frank Zappa au lycée de Lancaster, avec lequel il partage l’amour du blues et l’humour potache. Durant toute leur carrière, où ils se croiseront à de nombreuses reprises, Zappa et Beefheart vivront des rapports de complicité, de rivalité, d’amour (Zappa) et de haine (Beefheart par instants). En 1966, Beefheart constitue un groupe avec lequel il sort deux 45 tours (chez A&M) et deux albums chez Buddah Records (“Safe As Milk”, 1967 ; “Strictly Personal”, 1968). Mais les relations avec le producteur Bob Krasnow se dégradent irrémédiab­lement. Ce dernier a cru bon d’ajouter à l’insu des musiciens des effets de phasing sur de nombreux morceaux de “Strictly Personal” afin de reproduire la sensation de défonce au LSD. Pour Beefheart, ce crime de lèse-majesté l’amène à reconsidér­er son travail avec Buddah Records et il se tourne naturellem­ent vers Frank Zappa qui a créé son propre label, Straight. Dès lors, Beefheart s’enferme avec ses musiciens à partir d’août 1968 dans une propriété sur Ensenada Drive, à Los Angeles, et ils répètent inlassable­ment durant neuf mois dans un climat de tension psychologi­que parfois extrême. Gourou et dictateur à la fois, Beefheart engendre avec ses musiciens un opus ovni constitué de vingt-huit morceaux d’une durée moyenne de deux minutes chacun et s’étalant sur un double album. En dehors de celle de Zappa, très peu de maisons de disques de l’époque auraient accepté une telle propositio­n.

Les précédente­s pochettes du Captain Beefheart, pourtant aux mains de créateurs chevronnés et reconnus, avaient été assez “classiques”. Une photo au fish-eye du groupe illustrait “Safe As Milk”, où l’effet photograph­ique soulignait l’allusion au LSD du titre. Pour “Strictly Personal”, le graphiste Tom Wilkes (“Harvest” de Neil Young) avait reproduit une enveloppe adressée au groupe marquée d’un tampon

“Strictemen­t personnel” ; on restait à nouveau dans la pure illustrati­on. Par contre, la photo en noir et blanc de Guy Webster à l’intérieur proposait un univers proche de “Trout Mask Replica” puisque les musiciens portaient des masques bizarres dans une ambiance crépuscula­ire.

C’est Cal Schenkel, le responsabl­e de la plupart des pochettes de Frank Zappa, qui oeuvre à la création de celle de “Trout Mask Replica” avec des photos d’Ed Caraeff. Saisi sur un fond rouge, Don Van Vliet pose coiffé d’un chapeau au montant assez haut, à la Quaker, ou semblable à ceux que portaient les médecins au XVIIème siècle. Sur le sommet de ce feutre au bord découpé, on aperçoit un volant de badminton au bout rouge, comme si une idée émanait du crâne qu’il couvre. Van Vliet porte une veste verte au col de fourrure. Mais le clou reste la tête de poisson qui cache le visage de Van Vliet illustrant le fameux masque de truite du titre de l’album. La genèse de ce concept viendrait de la chanson “Old Fart At Play”, où il est question d’un vieux con qui se camoufle derrière un masque en bois à l’apparence d’une réplique de tête de truite arc-en-ciel. Mais l’idée d’un masque en bois est écartée au profit de l’utilisatio­n d’une véritable tête de poisson, une propositio­n beaucoup plus saisissant­e, voire violente, et disruptive. Ce sera en fait une tête de carpe achetée dans une poissonner­ie sur Fairfax Avenue, à LA, pas très loin du studio de Schenkel. La tête est initialeme­nt scotchée sur le visage de Van Vliet mais, en raison de son poids important, le chanteur doit la soutenir avec sa main qui, avec ses doigts écartés, semble saluer son auditoire ou envoyer un message. Une première analyse laisserait penser qu’il s’agit d’une interventi­on surréalist­e mêlant deux réalités distinctes et opposées réunies par le plus absurde des hasards : humaine/ animale ; vivante/ morte ; terrestre/ aquatique...

La photo au verso de l’album livre peut-être une des clefs de ce mystère. On y voit les musiciens alignés sur un pont en bois surmontant un fossé duquel émerge le batteur John French. Le corps raide, le regard fixe, ils semblent tous comme hypnotisés. Leader de cette communauté, Van Vliet pointe vers le bas une lampe en métal avec une carcasse d’abat-jour en guise de sceptre. Difficile de ne pas voir dans cette scène une parodie de mouvement hippie qui est en train de se dissoudre. Et c’est ce que raconte cette pochette comme la musique qui l’accompagne, la fin d’une utopie collective de transforma­tion de la société, de dépassemen­t de soi et d’une reconstruc­tion des rapports interperso­nnels se fracassant tristement sur la réalité mercantile et le cynisme individual­iste. De nombreux signes avant-coureurs de l’effondreme­nt de la contre-culture l’ont précédé : assassinat­s des leaders réformateu­rs (Malcom X, Martin Luther King), meurtres sectaires (Manson Family), concert tragique (Altamont), répression violente des révoltes (Prague, Paris…). Le chaos l’a finalement emporté sur la réconcilia­tion et la paix. Il n’y a rien de rassurant dans la musique de cet album, et sa pochette violente et tragique le confirme. En 1973, Don Van Vliet confiera à un journalist­e que la carpe est le seul poisson à survivre dans les eaux polluées. Difficile d’être plus clair. ■

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