Rock & Folk

Glorieux, tragiques et criminels

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L’EXCENTRICI­Té n’est pas le seul apanage des musiciens. Les producteur­s ne sont pas en reste, comme on l’a vu le mois dernier avec le polyvalent Kim Fowley. QUATRIèME PARTIE

De nombreux producteur­s sont restés dans l’ombre, d’autres furent plus flamboyant­s à l’exemple de

Don Robey à la fois visionnair­e et escroc. Né en 1903 à Houston, Texas, aux ascendance­s afro-américaine­s et européenne­s, Robey fut un des premiers à diriger des maisons de disques, Peacock, puis Duke, dédiées à la promotion d’artistes afro-américains. Il a ainsi contribué à l’émergence de Clarence Gatemouth Brown, Big Mama Thornton, Johnny Ace, Bobby Blue Bland, Junior Parker, Johnny Otis. Parallèlem­ent, il produit des formations de gospel comme les Dixie Hummingbir­ds. Robey abandonne très jeune l’école pour devenir joueur de cartes profession­nel, avant de créer un service de taxis. En 1933, il ouvre un salon avec des machines à sous, puis, en 1934, un club. En 1945, ses activités prennent une autre envergure avec l’ouverture du Bronze Peacock Dinner Club, qu’il transforme­ra plus tard en studio de répétition­s et d’enregistre­ment, où il invite de nombreux musiciens de blues et de jazz, Ruth Brown, T-Bone Walker, Louis Jordan, etc., complétant son offre avec des tables de jeu. Manager de Clarence Gatemouth Brown, il fonde en 1947 le label Peacock et rachète Duke Records en 1952. Sans scrupule, comme beaucoup de ses confrères, il signe des chansons qu’il n’a pas écrites, ajoutant son nom à celui du compositeu­r ou rachetant les droits pour une misère sous le pseudo de Deadric Malone. Portant toujours un flingue, il savait se montrer persuasif. Toutefois, contrairem­ent aux auteurs des chansons, la plupart des musiciens lui restent reconnaiss­ants. Parmi les producteur­s, deux personnage­s fantasques connurent des destins à la fois glorieux, tragiques et criminels : l’Américain Phil Spector et l’Anglais Joe Meek. Après le suicide de son père en 1949, la famille de Harvey Phillip Spector, né le 26 décembre 1939 à New York, quitte le Bronx pour Los Angeles. Enfant introverti et chétif, il ne se passionne que pour la musique, apprenant à jouer de la guitare et du piano tout écoutant des orchestres de jazz, Sibelius et Wagner. Il rejoint un temps les Sleepwalke­rs de Kim Fowley. Parallèlem­ent, il commence à composer des chansons et à réfléchir à leurs arrangemen­ts. Au printemps 1958, il trouve l’argent pour payer une séance aux studios Gold Star avec un groupe nouvelleme­nt formé vite réduit au trio Spector, Marshall Leib et la chanteuse Annette Kleinbard, alias Carol Connors. Conseillé par Stan Ross, copropriét­aire des studios, il dirige les enregistre­ments de “Don’t Worry My Little Pet” qui sort sous le nom de Teddy Bears avec en face B “To Know Him Is To Love Him”. Ce deuxième titre, reprenant l’épitaphe inscrite sur la tombe de son père, atteint la première place du Billboard en septembre. Quittant le devant de la scène pour se consacrer à son travail de producteur et à quelques interventi­ons à la guitare, Spector enchaîne une série de succès emblématiq­ues de l’âge de l’innocence, de 1960 à 1966, souvent interprété­s par des groupes de chanteuses influencée­s par le doo-wop : “I Love How You Love Me” des Paris Sisters ; “Uptown”, “Da Doo Ron Ron”, “Then He Kissed Me” des Crystals, “He’s A Rebel”, en réalité enregistré par les Blossoms de Darlene Love mais attribué par Spector aux Crystals ; “Zip-A-Dee-Doo-Dah” de Bob B Soxx & The Blue Jeans ; “Wait’ Til My Bobby Takes Home” de Darlene Love ; “Be My Baby”, “Walking In The Rain”, “Baby, I Love You” des Ronettes ; “You’ve Lost That Lovin’ Feelin’”, “Unchained Melody” des Righteous Brothers. En 1963, une compilatio­n de chansons de Noël par les groupes de Philles Records, “A Christmas Gift For You From Phil Spector”, sort le jour de l’assassinat de John F Kennedy, d’où une mévente par rapport à ses standards habituels aux USA. La réédition sur Apple en 1972 recevra un meilleur accueil. En juin 1966, l’insuccès du formidable “River DeepMounta­in High” d’Ike & Tina Turner marque la fin de la période enchantée de Phil Spector qui avait créé sa maison de disques, Philles Records, à 21 ans, et était devenu richissime à 23 ans. La production avec son célèbre wall of sound étant un élément majeur du succès, il ajoute son nom à celui des compositeu­rs, le plus souvent Barry Mann & Cynthia Weil et Jeff Barry & Ellie Greenwich. Le mur de son consiste à bâtir un univers sonore puissant et riche comme un opéra de Wagner, tout en restant en mono, par la multiplica­tion des prises et des instrument­s qui se superposen­t à la fin pour former un bloc auquel est ajouté un maximum d’écho et de réverbérat­ion. La formation de studio Wrecking Crew fournit les musiciens. En retrait de 1966 à 1970, il est appelé par les Beatles, John Lennon étant un fan, pour retravaill­er la production de l’album “Let It Be” (1970) au grand dam de Paul McCartney. Par la suite, il coproduit “All Things Must Pass” (1970), “The Concert For Bangladesh” (1971) pour George Harrison, “John Lennon/ Plastic Ono Band” (1970), “Imagine” (1971), “Some Time In New York City” (1972) pour le John Lennon Plastic Ono Band et les séances chaotiques de “Rock’n’Roll” (1975) dont des titres rejetés de la sélection finale seront repris sur “Menlove Ave.” (1986). De 1975 à 1981, il ne produit que quatre albums pour Dion, Leonard Cohen, les Ramones et Yoko Ono avant de se murer dans son château d’Alhambra, une banlieue de Los Angeles jusqu’en 2003 pour “Silence Is Easy” de Starsailor. En studio, Spector est un véritable tyran caractérie­l, épuisant les musiciens, allant jusqu’à les menacer d’un revolver pour Lennon, d’une arbalète pour Leonard Cohen ou à cacher les bandes. Suivi par un psychiatre depuis 1960, Phil Spector est déclaré bipolaire. Egalement grand consommate­ur de drogues diverses et d’alcool, dépressif, jaloux et paranoïaqu­e au point d’être entouré de gardes du corps et de faire vivre un enfer à sa deuxième femme, Ronnie Bennett Spector,

la chanteuse des Ronettes. Rendu à moitié chauve après un accident de voiture, il s’affuble de perruques incroyable­s. La nuit du 2 au 3 février 2003, il tue Lana Clarkson, une actrice qu’il venait de rencontrer, lors d’une soirée arrosée. Après deux procès, il est condamné à dix-neuf ans de prison pour homicide et possession de plusieurs armes. Il meurt le 16 janvier 2021 dans un hôpital pénitentia­ire. Le producteur anglais Joe Meek, lui, s’est suicidé le 3 février 1967 après avoir tué sa logeuse avec un fusil de chasse. Cette année-là, le succès commençait à le fuir et les dettes s’accumulaie­nt. Comme Spector, Meek était paranoïaqu­e, d’autant qu’au Royaume-Uni, l’homosexual­ité était alors considérée comme un crime. S’y rajoutaien­t des troubles bipolaires, schizophré­niques ainsi qu’une consommati­on excessive de barbituriq­ues et d’amphétamin­es. Il pensait ainsi que Decca avait planqué des micros sous son papier peint. De même, lorsque Phil Spector lui téléphone, Meek l’accuse de vouloir lui voler ses idées et raccroche. Il n’hésitait pas lui non plus à menacer les musiciens avec un flingue. Fasciné par la conquête spatiale, l’occultisme et l’au-delà, il proclamait que Buddy Holly lui parlait pendant son sommeil. S’il existe des similitude­s entre Spector et Meek dans la manière d’utiliser le studio comme un instrument, leurs techniques sont différente­s.

Né le 5 avril 1929, ce dernier s’intéresse très jeune à l’électroniq­ue et à l’espace, intérêt renforcé par son passage dans la Royal Air Force en tant que technicien pour les radars. Sur “Bad Penny Blues” (1956) de Humphrey Lyttelton, premier disque où se remarque son travail, il modifie les sons du piano et utilise un taux de compressio­n maximum. En 1960, il cofonde Triumph Records et installe un studio d’enregistre­ment sur trois étages d’une maison au 304 Holloway Road à Islington, Londres. Là, il peut multiplier les overdubs, accentuer la distorsion, le sampling, avec toujours un travail sur la compressio­n et les effets d’écho et de réverbérat­ion. Joe Meek & The Blue Men, “I Hear

A New World (Part 1)”, est un EP sur Triumph ignoré en 1960 mais, lorsque l’album paraîtra enfin en 1991, il sera reconnu comme précurseur de l’electro et du space rock. De 1959 à 1966, Meek produit à peu près deux cent quaranteci­nq 45 tours, pour la plupart des instrument­aux, dont une cinquantai­ne sont entrés dans les hit-parades britanniqu­es, certains à la première place, “Telstar” des Tornados, “Johnny Remenber Me” de John Leyton, “Have I The Right?” des Honeycombs. Après sa mort, des milliers d’enregistre­ments, “The Tea Chest Tapes”, ont été découverts et rachetés plusieurs fois, la dernière fois en 2020 par Cherry Red. On y découvre aussi bien David Bowie avec les Konrads que Tom Jones. ■

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Joe Meek
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