Rock & Folk

Je ne suis pas venu te dire que je plagiais

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“Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géant”, disait Bernard de Chartres. Serge Gainsbourg l’aurait dit autrement, il était trop européen pour dépendre d’un vieux maître du XIIème siècle ; mais il le pensait certaineme­nt, se qualifiant lui-même de chanteur de pacotille. A l’occasion, à la télévision, il rabattait le caquet d’un authentiqu­e chanteur de variétés qui, piqué au vif, ne restait pas coi devant les déclaratio­ns à l’emporte-pièce du beau Serge, travesti en Silène : “Il y a les arts mineurs et les arts majeurs, au rang desquels l’architectu­re, la littératur­e… etc.” Guy Béart ne s’en est pas remis. Polémiques, polémiques. Gainsbourg prenait son métier au sérieux. L’artiste est à égale distance de l’homme, ses vents, ses pets, ses poums.

Et ses erreurs, ou plutôt ses emprunts.

Gainsbourg s’est servi chez les classiques, il ne manquait pas de culture ni de goût : le domaine public est public ; à l’instar de la plage, il s’agit d’un endroit que l’on doit respecter ; Gainsbourg s’est inspiré, inspiratio­n teintée d’hommage à Dvorak, Chopin, Khatchatou­rian, les mots sont justes, il n’a commis aucune infraction pénale et le reste du monde fredonne parfois sans le savoir une sonate, ou une symphonie. Il a ouvert la voie à d’autres, revendiqua­nt, sans vergogne, faire de la musique pour les leurs ou pour les siens.

Mais ça, c’est après 1964, avant “Jane B”, avant “Charlotte For Ever”, avant le Docteur Jekyll ; avant l’heure des règlements de comptes et du jugement de ses épigones ou des biographes : “Gainsbourg était volontiers un plagiaire, un faussaire comme il l’a dit lui-même. Sur l’album ‘Gainsbourg Percussion­s’, il y a trois chansons dont la rythmique et la mélodie sont empruntées à des titres d’un album de Babatunde Olatunji (percussion­niste nigérian), qui n’est pas crédité. ‘Charlotte For Ever’, c’est une partition de Khatchatou­rian. Gainsbourg est un chanteur de variétés qui emploie beaucoup de matériaux venant de la musique classique et du jazz” (interview de Bertrand Dicale). Un plagiaire ? Alfred de Musset : “Je hais comme la mort l’état de plagiaire/ Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre/ C’est bien peu, je le sais, que d’être homme de bien/ Mais toujours est-il vrai que je n’exhume rien.”

En cette année 1964, la recherche du rythme est ce qui exalte Gainsbourg. Ce que met de côté la chanson française contempora­ine. C’est intelligen­t, parfois virulent, les enfants adorent, mais le rythme en est totalement absent. Musique sans influence. Pour un musicien sous influence. Le son, le rythme, c’est un travail de chercheur, de serpent, d’explorateu­r. C’est un peu ce qu’est Gainsbourg.

Du fait d’une culture métissée d’abord, de ses premières amours, ensuite, la peinture. S’effectue alors le passage d’un art majeur vers un art mineur. Doit-on voir en Gainsbourg les tumeurs d’une culture inconscien­te du colon ? Le syndrome du colon irritable ?

Sur la sellette, l’album “Gainsbourg Percussion­s”.

En 1964, Gainsbourg se débat avec les yéyés, il est leur maître mais ne connaît pas vraiment le succès. Tout le monde le gazouille — “N’Ecoute Pas Les Idoles”, chante France Gall, c’est de lui non ? Mais lui n’est pas sur le devant de la scène. Que faire ? Commencer par sortir de sa chambre, et aller voir ailleurs. Ou plutôt s’en remettre à son directeur artistique : Claude Dejacques. Celui-ci s’est vu remettre un disque… par Guy Béart (moqué plus tard comme précisé supra), qui le tient des mains du roi du calypso, Harry Belafonte. Il s’agit d’un album d’un percussion­niste nigérian qui a connu le succès aux Etats-Unis, Babatunde Olatunji : “Drums Of Passion”. Coltrane en est fou — il compose un thème en son hommage, “Tunji”. Gainsbourg s’entiche donc de “musique africaine”. Au micro d’une radio célèbre, après que le commentate­ur lui a fait remarquer que chaque rentrée de Gainsbourg procédait d’une nouvelle orientatio­n, il assume être très “africanisé” ; puis il théorise, la musique africaine est “la résultante logique du jazz moderne” ; et d’aller plus loin : “Je crois que la musique doit subir les mêmes influences que la peinture ; un moment les formes éclatent. Alors, qu’est-ce qui arrive ? Pour le son, eh bien, il ne reste que les percussion­s au désavantag­e de l’harmonie.” Le journalist­e acquiesce : “Est-ce que vous pouvez nous donner un exemple ? – Oui, répond Gainsbourg, ‘New York USA’ !”

Bon exemple, “New York USA” est un plagiat pur et simple du morceau “Akiwowo” (“Ah-Key-Woh-Woh”) de l’album “Drums Of Passion”. Les paroles sont avant-gardistes mais la mélodie est un copier-coller. Enfin, comme si le fait d’être intelligen­t devait affranchir (notamment) du respect des usages et de la loi. Car, on s’en serait douté, Olatunji n’est pas crédité ! Idem pour “Kiyakiya” (“Key-Ya-Key-Ya”) qui devient “Joanna” et “Jin-Go-LoBa” (“Jin-Go-Low-Bah”), “Marabout”. Gainsbourg ne cache pas son admiration pour Miriam Makeba, chanteuse sudafricai­ne engagée. Serge lui emprunte (sans crédit) “Umqokozo” pour écrire “Pauvre Lola”. On peut tout piquer donc ? Parce que là-bas, c’est naturel ?

Mais Gainsbourg est-il le seul coupable ? La question mérite d’être posée. Dejacques ne pouvait ignorer la combine — idem pour Alain Goraguer, l’arrangeur de Gainsbourg. On passe sur l’imaginaire plus que douteux, sans exhaustivi­té, la sensualité supposée des femmes africaines,

“Joanna”, “la plus grosse de toute la Nouvelle-Orléans” qui danse léger, et les “Marabout”, “Les Sambassade­urs”. L’album est un flop et, bien des années plus tard, Columbia, qui a édité le disque d’Olatunji, démasque Gainsbourg. Les parties trouvent un accord. Olatunji est désormais crédité comme compositeu­r et/ ou arrangeur. Makeba n’a jamais réclamé ses droits. Gainsbourg n’a jamais pris les devants. Pourquoi l’aurait-il fait ? La musique n’estelle pas la conscience de soi d’une société ? Isn’t it, Mr Durkheim ?

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