Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT MON MOIS A MOI PAR BERTRAND BURGALAT

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Fred Jimenez avait rejoint le Johnny Circus en 2011 dans les bagages de Yarol Poupaud, il a tenu la basse quatre ans derrière l’idole avec une Squier Japon montée en cordes filets plats (le jeu “palm mute” n’était pas revenu à la mode à l’époque). “Je l’avais achetée dans un Cash Converters à Genève en 1997. Après les Needles (son premier groupe, en Suisse), j’ai fait un disque solo, ‘Du Gazon Entre Les Oreilles’ qui m’a tellement mis sur la paille que j’ai vendu tout mon matos ; j’avais une vraie Precision, un Bassman 100, quelques jolies guitares dont une Gretsch… Tout est parti. Dès que je me suis un peu refait, j’ai trouvé cette Squier dans ce magasin, d’occasion et cotée comme une coréenne, je l’ai payée moins de 100 francs suisses (400 francs français à l’époque). Quand j’ai dû m’acheter un étui (c’est marrant on dit coffre en Suisse), j’étais dégoûté, ça m’a coûté beaucoup plus cher que la basse…”. Son “Johnny H. Et Moi” (Le Cherche Midi, 18,50 €) est sensationn­el. Il y parle de musique, ce qui est rare quand on évoque Hallyday, c’est véridique, instructif, humain et désopilant, avec des passages dignes de “Spinal Tap”. On croise McCartney, Brian Wilson et quelques sommités, on voit aussi la classe de Brian Setzer : il ne moufte pas quand la production lui refile une pédale et un Twin Reverb à la place de la Space Echo et du Vox qu’il demandait, puis couvre tout le monde en jouant à bas volume, simplement en faisant sonner les bonnes notes qui passent.

Car la guitare rock, contrairem­ent aux idées reçues, ce n’est pas une question de distorsion. Il n’y a pas plus rock qu’Eddie Cochran, pourtant c’est quasiment du flamenco par rapport à n’importe quelle production variète. Sauf couleur particuliè­re (octaver, phasing, Leslie, wah wah, etc.), rien ne vaut une gratte branchée en direct sur l’ampli ou même la console, car les pédales écrasent la dynamique, idem pour le master volume, qui permet de saturer le préampli sans se casser les oreilles mais donne cette saturation moche et sans amplitude ; c’est pratique pour répéter à la maison, mais il vaut mieux un petit combo qui n’en a pas qu’une armoire qu’on va brider et utiliser en sous-régime. Le tirant des cordes, la texture du médiator, l’attaque de la main droite importent plus que la distinctio­n entre lampes et transistor­s, même si, bien sûr, la distorsion harmonique et la compressio­n naturelle sont plus riches sur les premières. Ce n’est pas non plus une question d’analogique ou de numérique : des groupes enregistré­s sur bande dans des studios vintage peuvent sonner horribleme­nt, parce que si ce qui sort du haut-parleur n’est pas bon, aucun support ne pourra arranger ça, idem pour les batteries. Ce que je dis là, c’est mon expérience, c’est empirique, ça n’a pas valeur de règlement, mais le matériel est secondaire, regardez la Squier à 60 euros de Fred Jimenez.

Il y a des sons que j’ai entendus en studio qui m’ont fait le même effet qu’une première bouffée de cigarette, un goût qu’on ne retrouve plus toujours après le mixage et la gravure. Studio Daylight à Bruxelles, il y a un peu plus de trente ans. Alors que je finis un album, Steven Brown, de Tuxedo Moon, passe me voir et me demande, sans en dire plus, s’il peut emprunter le MCI 16 pistes et l’Otari 24 pour faire un transfert quand je ferai une pause. Pendant que les bandes tournent, j’ouvre machinalem­ent les tranches une à une. C’était le master de “Raw Power”. Un de ses amis l’avait retrouvé dans un squat à New York qui avait auparavant abrité les bureaux de MainMan, le management de Bowie période Tony Defries. Enorme baffe. Les prises étaient en mono, avec beaucoup de repisse ; isolées elles semblaient bien crado, mais quand on ouvrait tous les faders à 0 dB, c’était magique.

Tav Falco est de passage à Paris. Tav, c’est, avec Alex Chilton, les Cramps et Ivy Rorschach, pionniers du rock pur, un fétichiste intégral qui roule en Norton Dominator et a longtemps enregistré à Memphis, chez Sam Phillips. Vagabond sapé comme un milord, il vient présenter son long-métrage “The Urania Trilogy”, introduit par un autre irrégulier magnifique, F.J. Ossang. Ce film de genre, dans l’esprit de Kenneth Anger ou Jean Rollin, incarne un undergroun­d qui tourne le dos au cinéma d’auteur institutio­nnel et nombrilist­e.

“Laissez votre ego à la porte”, avait justement écrit Quincy Jones sur la porte du studio A&M de Los Angeles pour l’enregistre­ment de “We Are The World” en 1984. Sur Netflix, un documentai­re passionnan­t, “The Greatest Night Of Pop”, retrace la séance. Live Aid, c’est un tournant : des millionnai­res qui font payer les pauvres en acceptant généreusem­ent (et de bonne foi le plus souvent) d’apparaître gratuiteme­nt dans des shows télé et des enregistre­ments de grande écoute (sans que les droits d’auteur et d’édition soient toujours reversés).

Kanye West : il remplit l’Accor Arena (90 à 200 balles la place) le premier jour de la Fashion Week, sans même faire semblant de chanter sur un play-back. Ça s’appelle une “listening party”, le public douille pour le regarder, cagoulé, gesticuler pendant que la sono diffuse son disque (que lui-même écoute peut-être pour la première fois…). Pas de micro, pas de light-show, juste un gros con qui s’agite au milieu de ses disciples ahuris. West, c’est la boussole qui indique le sud, un baromètre du pire. On vient de passer un palier, on touche le fond (espérons-le).

Une semaine plus tard, Depeche Mode blinde la même arène deux soirs d’affilée, quarante ans après leur premier Bercy, en décembre 1984. Jacques Attali, qui s’occupait ici de leur label Mute avec Bruno Rossignol : “C’était la première fois qu’ils jouaient dans une salle aussi grande. Quand ils étaient arrivés, escortés par des motards de la préfecture de police, ça leur avait fait peur : le précédent concert à Paris c’était au Palace avec Vince Clark, en première partie d’Indochine. On devait louer le Pavillon Baltard à Nogent, puis le Zénith, les deux s’étaient vendus en cinq jours.” Est-ce qu’on les traitait alors d’imposteurs, eux aussi ? “Les médias de référence les ont longtemps snobés, alors qu’ils arrivaient à faire des succès avec des choses tarabiscot­ées comme ‘Shake The Disease’, jusqu’à ce que Martin (Gore), à la fin des années quatre-vingt, se mette à la guitare sur scène et qu’ils reprennent ‘Route 66’.” Aujourd’hui, ceux qui avaient réussi à rendre les machines vivantes sur scène sans masquer les séquences préexistan­tes sont devenus un vrai groupe, organique, avec un niveau de spontanéit­é et des intermèdes intimistes rares à ce niveau de jauge. Dave Gahan en Thin White Duke chante fabuleusem­ent bien, sans aucun artifice, ils parviennen­t à reprendre différemme­nt leurs standards sans les cochonner. Le point culminant, c’est toujours la fin de “Never Let Me Down”, un moment de communion très particulie­r, ce qu’une foule réunie peut produire de plus beau. Attali : “Ils ont rendez-vous avec leur jeunesse”. Nous aussi.

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