Problèmes de freak
RICK JAMES ARBORAIT UNE MOUSTACHE ! UNE MOUSTACHE ? OUI, UNE MOUSTACHE. Cet attribut masculin idéal pour cultiver l’embrouille et se cacher… derrière le mensonge. Première étape : éviter la conscription ! Rick James échappe au Vietnam et se terre en Terre-Neuve, au Canada. Là, il fait un tour de passe-passe au sein des mythiques Mynah Birds. Il y joue de la basse et chante aux côtés de… Neil Young (futur Neil Young), Bruce Palmer (futur bassiste de Buffalo Springfield) et Goldy McJohn (futur claviériste de Steppenwolf). Peu après l’arrivée de Young, les Mynah Birds sont signés par Motown Records qui, alors, s’essaye timidement au rock. Les seize titres enregistrés n’ont jamais été publiés ; les sessions sont brusquement interrompues lorsque James est arrêté par les autorités américaines, accusé d’avoir déserté la marine américaine. Le groupe se sépare en mars 1966 et les membres sont déliés de leurs obligations vis-à-vis de Motown, leur contrat annulé ; Young et Palmer pourront cordialement enregistrer avec Buffalo Springfield.
Mais c’est de Rick James, né James Ambrose Johnson Jr à Buffalo, dans l’Etat de New York, dont il est question ici. Après le Canada, Rick s’exile à Londres pour jouer avec le groupe Main Laine. Son pays natal lui manque mais, fier ou stupide, il est incapable de bénéficier des pistons de son oncle, membre émérite des Temptations. Il ne regagnera les USA qu’en 1977. Exit les problèmes avec les institutions de son pays — désormais, il est en droit de les critiquer et de se faire ostensiblement provocateur. A la fin des années 1970, Motown est en perte de vitesse ; James vivifie la vieille machine ; ses tubes funky donnent des couleurs à la maison de Chicago. Son premier single, “You And I”, se classe en tête des charts R&B et atteint le Top 40 pop. En 1981, Rick James décroche le jackpot avec “Super Freak”, single inclassable qui fait grimper l’album dont il est issu, “Street Songs”, numéro 3 au hit-parade. Les Temptations font les choeurs, les paroles de James sont délicieusement suggestives (“She’s a very kinky girl/ The kind you don’t take home to mother”). Rick James court les dangers du succès ; il cultive les conquêtes et la drogue. Sa musique est toujours à la hauteur : une collaboration fructueuse avec les Temptations, des albums ponctués de tubes. Puis, à la fin des années 1980, son punk-funk n’a plus sa place dans un univers désormais dominé par le rap, sa carrière s’affaisse comme le vieillissement de la peau. Dorénavant, il cultive le délit. Du moins le délit en puissance ; sitôt que la musique s’achève, le chanteur ne peut s’empêcher de s’accrocher aux épaules d’un flic. Il flirte avec l’irrévérence ; il est vrai que l’uniforme séduit et James aime les femmes. Que faire ? Ce n’est pas le corps, mais l’esprit — il est comme malade, érotomane, obsédé, drogué au plaisir ; elles lui plaisent toutes comme les femmes des autres ; il ne peut pas se contenir et franchit régulièrement le Rubicon du consentement.
1989. Rick James change de label. Après avoir passé huit ans chez Stax, le musicien espère se refaire avec Wonderful, publié chez Warner.
Mais le succès n’est pas au rendez-vous, le chanteur n’est plus la star du début des années quatre-vingt. Peu importe, si la scène musicale se ferme, c’est une autre qui va s’ouvrir, et le justiciable le sait, elle peut avoir des conséquences financières, positives ou négatives. Parlez de moi tant que vous épelez correctement mon nom. JAMES. Levez-vous ! Rick ouvre les yeux. Il se trouve dans une salle d’audience du tribunal de San Francisco. Soudain, le juge tonne. Il vient de finir de poser une question à l’une des victimes lorsqu’il s’aperçoit que Rick James ronfle. Son avocat demande au président s’il peut s’approcher de lui. On voit beaucoup ce genre de scènes dans les procès américains. L’avocat chuchote : son client a une bronchite, le procès génère un tel stress qu’il ne peut trouver le sommeil. Mais de quelle maladie Rick James souffre-t-il et de quoi l’accuse-t-on ? Se tenir affalé devant ses juges n’a jamais constitué une infraction pénale, seulement une certaine défiance visà-vis de l’institution judiciaire. Non ! Les faits sont d’une particulière gravité. Le 2 août 1991, le roi du fun est arrêté avec sa petite amie de 21 ans, Hijazi. Il lui est reproché d’avoir emprisonné et torturé une jeune femme de 24 ans. La victime est sans emploi ; puisqu’elle cherche un abri, James et Hijazi se proposent de l’héberger. Mais la générosité du couple James cache la véritable motivation des amants diaboliques. James et Hijazi brûlent leur victime avec une pipe à crack ; Rick la force à avoir un rapport sexuel avec sa compagne. Super freak, il regarde. Enfin, la victime est forcée de fumer de la cocaïne ; elle s’échappe opportunément, s’épanche auprès des services de police. James et Hijazi sont arrêtés et mis en examen. Les charges retenues font pâlir : agression avec une arme mortelle, séquestration, copulation orale forcée, menaces terroristes et fourniture de stupéfiants. Ils sont relâchés contre une caution. Dans un autre monde, sa chanson phare, remodelée par MC Hammer sous le titre “U Can’t Touch This”, remporte un Grammy Award.
Dans l’attente de son procès, le couple récidive. Le terme de récidive n’est pas totalement adapté ; les époux n’ont pas encore été condamnés. La seconde victime s’appelle Mary Sauger. Elle travaille dans le monde de la musique et rencontre Hijazi et James pour parler affaires. Séquestrée dans un hôtel de West Hollywood, la jeune femme est frappée pendant plus de vingt heures. Hijazi et James, c’est “L’Orange Mécanique” : “Là-dessus, on y est allé de la castagne en beauté, ricanochant tant et plus du litso, mais sans que ça l’empêche de chanter. Alors on l’a croché aux pattes, si bien qu’il s’est étalé à plat, raide lourd, et qu’un plein baquet de vomi biéreux
lui est sorti swoouuush d’un coup. C’était si dégoûtant qu’on lui a shooté dedans, un coup chacun, et alors, à la place de chanson et de vomi, c’est du sang qui est sorti de sa vieille rote dégueulasse. Et puis on a continué notre chemin.” Remplacez le “il” par “elle” : la violence n’a pas de genre. James a conscience de l’enjeu du procès. Il reconnaît une dépendance à la cocaïne depuis vingt-cinq ans mais nie toute violence à l’égard des femmes. Aussi, il avance que depuis la mort de sa mère en 1991, il est traversé par la dépression et se réfugie, reclus, dans la drogue et dans sa chambre. Seul, non, à plusieurs, et quelle que soit la qualité de la compagnie, James est incapable de rester seul. “Super Freak” est le tube qui a changé sa vie. Depuis, ils sont plusieurs dans sa tête, alors il consomme et n’attire que le genre de femmes qu’il n’oserait pas présenter à sa mère — cette mère qu’il regrette d’avoir fait souffrir. James a changé — toujours la même rengaine —, c’est dans les tribunaux que le plus grand nombre de changements s’opèrent — magie de la justice. Au cours de l’audience, James demande au juge la permission d’épouser Hijazi. L’avocat de Rick James est convaincant. Il indique aux jurés que James est un toxicomane avec un “style de vie différent du reste d’entre nous”. En revanche, il rappelle que fumer de la cocaïne et avoir des relations sexuelles avec deux femmes à la fois n’est pas une preuve de sa culpabilité. Le jury semble convaincu par la défense. Il acquitte James des charges les plus graves : les accusations d’agression et de torture. Pour autant, James ne quitte pas le tribunal libre. Dans l’attente du jugement de sa complice, James est incarcéré. Tanya Hijazi plaide coupable. Elle écope de quatre ans de prison — mais bénéficiera d’un aménagement de sa peine. Finalement, James est condamné à deux ans de prison — il devra également payer plus d’un million de dommages et intérêts aux victimes. Pendant les deux années qu’il passe à la prison d’Etat de Folsom, James compose des chansons par centaines. La prison aurait été une bénédiction déguisée ? Converti carcéral. Ses problèmes juridiques derrière lui, James revient avec “Urban Rapsody”. La critique accueille plutôt bien le disque ; le public lui tourne le dos. Le 6 août 2004, James est décédé d’une crise cardiaque. Il emporte tous ses secrets : des rumeurs courent après son décès. L’homme aurait violé une jeune fille de quinze ans. Une procédure est engagée postmortem. Le monstre est mort ; l’artiste lui a survécu. ■