Dylan prétend ne se souvenir de rien
“Rolling Thunder Revue: A Bob Dylan Story By Martin Scorsese”
SOUVENT UTILISé DE MANIèRE IMPROPRE, ET SURTOUT EN MATIèRE D’APPRéCIATION ARTISTIQUE, LE MOT GéNIE EST POURTANT CELUI QUI CONVIENT LE MIEUX POUR QUALIFIER BOB DYLAN. Génie donc, mais dont il a toujours fallu se méfier. Comme de l’eau qui dort. Supérieurement intelligent (on n’écrit pas des textes comme les siens en étant seulement “inspiré”), conscient de son charisme certainement depuis ses débuts, il continue d’évoluer, à plus de quatre-vingts ans, dans un monde qui ne ressemble plus à grand-chose mais auquel il a su s’adapter sans avoir changé d’un iota, au moins en apparence. Car l’artiste est un creuset en ébullition et Dylan le sait mieux que personne. Il engrange, il emmagasine, il stocke. “I am multitudes” chantait-il dans l’intouchable qui ouvre “Rough And Rowdy Ways”, son exceptionnel album de 2020, quelque chose comme son quarantième disque studio depuis 1962. Et quand les étoiles s’en mêlent, l’artiste avec un grand A, entortillé dans ses espérances et brassé de l’intérieur, se bonifie, se vinifie. La discographie de Robert Zimmerman, un labyrinthe, plus gigantesque et tortueux encore depuis la publication des “Bootleg Series” (dix-sept volumes…), est devenue sucre glace emporté par le vent et a fini par pénétrer les pores d’une époque, la sienne, ce qui est déjà pas mal. La postérité, uniquement promise à l’extrémité moussue de la vague, vient en bonus. Le troubadour a beau avoir extrait de son système l’essentiel de son oeuvre avant l’âge de trente ans, il a continué de marquer les décennies en maintenant une qualité discographique plus qu’honorable — depuis la disparition de Lou Reed, il est le conteur ultime du rock (on insiste) comme en atteste avec insolence “Murder Most Foul” sur le même “Rough And Rowdy Ways” — et ne s’aventure hors de son bois qu’à bon escient (on ne croule pas sous les déclarations d’un des rares singers-songwriters qui pourrait se permettre de s’exprimer à peu près sur tout), et en donnant des concerts, encore et toujours, parce que sa vie en dépend. Elle et lui épousent l’instant présent. Pas le passé. La nostalgie, très peu pour Bob. Ses chansons, en grande partie grâce à leur poésie, n’ont pas d’âge mais parlent moins d’hier que de demain. Elles sont un matériau noble, une tourbe miraculeuse qu’il malaxe désormais entre ses dents, assénant couplets fourmillants de syllabes et refrains légendaires dont il se satisfait d’esquisser les mélodies. Pas par flemme, mais parce que son essentiel est ailleurs.
Ce qu’on conquiert n’est pas si important, ce qui vaut c’est l’élan. Les années soixante étaient un trampoline. Dylan a effectué un saut de trop et a atteint ce haut plateau dont il n’est plus jamais redescendu. Depuis, il est insaisissable. Non pas fuyant, mais glissant. Terrien, mais aussi d’ailleurs. Ses amis le savent et ont appris à faire avec. Joan Baez, elle aussi d’exception, l’exprime, à sa belle manière, dans “Rolling Thunder Revue”. Est-ce là le meilleur film musical réalisé, à ce jour, par Martin Scorsese ? Pour faire simple car ce n’est pas ce qui compte, on précise que le documentaire (incrusté d’éléments fictionnels) a été fabriqué par Scorsese à partir de chutes de “Renaldo And Clara”, long-métrage de 1978 signé Dylan (également un mélange des genres) dont les éléments live provenaient de la tournée de six mois effectuée par le Zim, de l’automne 1975 à la fin du printemps d’après. Pas facile, même aujourd’hui, de dire ce qui est exactement passé par la tête de Dylan pour qu’il décide d’entamer ce périple dont le côté informel (l’idée lui en serait venue en Corse !), au bout du compte, semble avoir été l’unique fil d’Ariane. Et donc, après quelques jours de répétition à New York en compagnie des musiciens avec lesquels il venait d’enregistrer l’album “Desire” (Scarlet Rivera, quelle violoniste !), Bob est parti sur les routes américaines pour proposer, dans des salles de capacité moyenne, une revue à l’ancienne, un spectacle avec une large place accordée aux guest-stars parmi lesquelles Joan Baez, Roger McGuinn, Joni Mitchell ou Ramblin’ Jack Elliott. Lui, visage blanchi et chapeau sur la tête, allait aborder son répertoire en mode freestyle avec, à ses côtés, des musiciens à peine préparés mais qui donneront de plus en plus le change au fur et à mesure que la tournée avancera. Désastre sur le plan commercial, mais authentique aventure humaine, la Rolling Thunder Revue, par ses aspects communautaire et égalitaire, a parfois été perçue comme le dernier sursaut des années soixante. Bob Dylan, d’emblée dans les interviews récentes filmées par Scorsese, prétend ne se souvenir de rien. On s’abstiendra de le croire sur parole, mais on voit ce qu’il ne veut pas dire. La Rolling Thunder Revue, condensée aujourd’hui dans ces cent quarante minutes passionnantes, était une sorte de toile impressionniste que son auteur avait choisi de laisser sécher sous la pluie. En résulte ce patchwork qui fait la part belle à la musique (de nombreux titres durent plusieurs minutes, ce qui est rarement le cas dans les documentaires), aux sentiments mêlés et aux souvenirs vaporeux. “Rolling Thunder Revue” est visionnable sur Netflix depuis quelque temps déjà, mais on évite ici de trop en dévoiler. Il suffit de signaler que les passages où Allen Ginsberg déclame sa poésie, celui où Joan Baez et Dylan échangent au comptoir d’un bar sur leurs choix de vie (sentimentale), cet autre où Joni Mitchell chante dans un appartement, et la visite de Bob à Rubin “Hurricane” Carter en prison comptent parmi les temps très forts. Enfin, les fans de Mick Ronson apprécieront de le voir jouer de la guitare, même si, et c’est manifeste, l’ex-guitariste des Spiders From Mars semble totalement désemparé dans ce contexte.
Il se raconte que Bob Dylan ne lui aurait pas adressé une seule fois la parole pendant la tournée. Ça paraît tellement incroyable que c’est sûrement vrai. ■