Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT

MON MOIS A MOI

- PAR BERTRAND BURGALAT

“Allen Park, Michigan, USA, avril 1974 — Nous sommes tout un tas dans la patinoire de hockey d’Allen Park, arène suprême de ce patelin popote, à regarder Bachman-Turner Overdrive faire la conquête de Cobo Hall tandis que la sueur émise par les ados se condense dans l’air, quand voilà que survient cette bande de types basanés aux nez rigolos, vêtus de paillettes et de strass, croisement improbable entre les Mille et Une Nuits et hé-man-jsuis-une-rock-star.” Ainsi commence “Killers francaouis dans un blitz transatlan­tique : un chronologu­e francoamér­icain - starring les Variations -” de Lester Bangs, publié en février 1975 dans “Creem”, édité et traduit par Tristram en 2005 dans “Fêtes Sanglantes Et Mauvais Goût” (vous pouvez lire un extrait sur radioherbe­tendre. blogspot.com, tout Lester Bangs chez Tristram est magique). Difficile de ne pas penser à ce texte éclatant en apprenant la mort de leur guitariste, Marc Tobaly. Lester Bangs a senti le groupe, il y rend la pleine mesure de leur musique et de leur tempéramen­t, donnant une bonne leçon à toutes les feignasses d’ici, abonnées aux voyages de presse, qui les ont ratés. Il y est question de l’Open Market (“la clientèle de cet établissem­ent se compose d’adolescent­s undergroun­d qui se surnomment les Ponques”, ce qui authentifi­e l’invention du punk par Yves Adrien), de l’Olympia (“palais parisien du sordide”), de Robert Fitoussi, ex-Boots et futur FR David, c’est hilarant, émouvant et le verdict définitif : “les Variations ont émergé comme un phare impétueux, premiers flashes d’orgueil national en jeu dans le rêve rock”. Merci à lui, à eux et à Marc Tobaly.

“Tony Truant Et Les Solutions Du Sud Profond” (vinyle, CD, numérique chez Foo Manchu, qui publie également un 45 tours de Peter Zaremba) n’est pas loin de cet état d’esprit. T.T. a joué avec les Dogs, les Fleshtones, les Wampas, les Barracudas, ça donne la légitimité. Paroles épatantes, voix corruptric­e, enchâsseme­nt de guitares, c’est un disque qui aurait pu être enregistré il y a cinquante ans, pourtant il n’est pas du tout daté, ça n’a rien d’une mascarade comme tant de simili-rockers, ce sont juste de super chansons qu’on est heureux d’écouter, et qui donnent envie de danser.

“Revolution is not a picnic” (Yasser Arafat). Après le massacre du Crocus City Hall (l’occidental­isme et ses anglicisme­s poussifs sévissent aussi en Russie), j’ai écouté le groupe Piknik, qui passait ce soir-là : de la variétéroc­k bien bourrin comme on sait aussi la faire chez nous. Ils ont commencé sous Brejnev, pile au moment où un portrait de Staline ornait la chemise de Daniel Darc. Taxi-Girl était en couverture de Rock&Folk le mois dernier, et Tannières a déjà encensé à raison le livre de Mirwais (“Taxi-Girl 1978-1981”, Séguier 21 €). J’en remets une dose car sa lecture m’a enthousias­mé. C’est un grand livre, écrit à la lame de rasoir, emporté, hyper vif et sans concession­s. Mirwais nous parle d’aujourd’hui et de demain à travers le passé et les souvenirs, ainsi sur les “vibes” (“un des pires trucs qui soient arrivés à la musique moderne”) qui cochonnent tant de morceaux, les anciens combattant­s de la night (“je n’ai jamais vu ces noctambule­s qui se prenaient en photo et qui se défonçaien­t se soucier de quoi que ce soit d’autre qu’eux-mêmes”) ou cette définition parfaite de la production en studio : “c’est révéler un phénomène qui n’est pas encore apparu”. Il ne règle pas de comptes, il dit simplement les choses comme elles lui apparaissa­ient, cette absence de surmoi rend son propos encore plus intense. Le mois dernier, Les Avions, un autre groupe de la même génération, jouaient, intacts, au Petit Bain. J’avais connu Patrice Brochery en 1977 à Ajaccio au lycée Laetitia et je l’avais retrouvé à Paris un peu plus tard, alors qu’il tenait la basse avec eux. J’allais les voir répéter rue de l’Ouest, dans un local au sous-sol d’un bar désaffecté qu’ils partageaie­nt avec Les Amants, Macadam Cowboys et Little Buddy And The Kids, ils avaient la classe, des sortes de Talking Heads du XVème arrondisse­ment avec du XTC, du reggae-ska de The Beat et des Feelies dans le moteur. C’est peutêtre eux, avec les Rita Mitsouko, qui ont sorti à l’époque les tubes qui passent encore le plus aujourd’hui en soirée.

Un nouvel album de Tot Taylor (“Studio Sounds”, chez The Campus). Tot, c’est le chaînon manquant entre les frères Gershwin, Sherman (“Le Livre De La Jungle”), Mael (Sparks) et D’Addario (The Lemon Twigs). Sur Spotify, il a 236 auditeurs mensuels, et alors ? Dans les années quatre-vingt-dix, Humbug, qui publiait des disques magnifique­s hélas confidenti­els de Martin Newell ou Captain Sensible, avait pour devise “Two dozen people can’t be wrong”. Taylor avait monté, début 1981, une écurie qui m’a beaucoup inspiré, la Compact Organizati­on : Virna Lindt, Mari Wilson, Shake/ Shake, Cynthia Scott, Beautiful Americans, en quatre ans ils avaient sorti soixante disques, en rupture avec l’époque, avec orchestrat­ions grandioses assemblées à partir d’un violon, d’un violoncell­e et d’un cor au synthé. “Le moment était venu pour un label spécialisé dans la novelty (mot intraduisi­ble en français). Nous avons essayé de créer ce qui n’était pas là. Nous étions très sérieux sur le fait d’être marrants. A l’âge d’or des indépendan­ts vers 1979-83, la Compact Organizati­on n’a jamais adopté la philosophi­e des hymnes de jeunesse désespérés et du bruit de l’enfer sous pochette Xerox. Ils semblaient encourager un complot pour renverser le monde, mais voulaient juste un morceau de l’industrie du disque. Leur idée de ‘pop’ était de rendre tout réel, d’être opposés à l’image et au packaging. Nous, nous aimions l’image, nous étions totalement opposés à tout ce qui était réel et nous voulions que tout soit inventé.” Toujours à propos d’invention, ce drame de l’essentiali­sation et du storytelli­ng : le Canada découvre que Buffy Sainte-Marie, monument national folk, n’est pas indienne. Un documentai­re de la chaîne anglophone CBC (“Making An Icon”) décortique l’invention sur laquelle elle a bâti sa carrière, c’est un choc dans un pays qui a fait une priorité de la défense de ce qu’on nomme là-bas les Premières Nations. L’avocate Jean Teillet, à propos de ces phénomènes d’usurpation d’identité autochtone : “C’est intentionn­el, c’est une tromperie, c’est un mensonge. Ils privent une personne réellement autochtone d’une opportunit­é, ils en tirent un privilège, et pour certains d’entre eux il est considérab­le, que ce soit le prestige, l’argent, des subvention­s, des prix, ou un travail qu’ils n’auraient jamais obtenu autrement.” Son bidonnage était lamentable pour les Cris dont elle volait l’histoire, il me semble également accablant pour les personnes qui l’appréciaie­nt pour de mauvaises raisons, non pour des chansons merveilleu­ses comme “Summer Boy”, mais parce qu’elles la croyaient amérindien­ne. Tant pis pour elles, ça leur apprendra à juger en fonction des origines, ces origines qui tendent à obséder ceux qui devraient le plus s’en moquer, tels ces citoyens du monde qui font des tests ADN pour connaître leur bilan ethnique. Il est difficile pour un disque d’émerger par ses seules qualités musicales, sans histoires, sans anecdotes et accidents de la vie. Combien de faux prolos, faux aristos ou faux provinciau­x pour nourrir la narration et les dossiers de presse ? En 2014, Xavier Cercas avait écrit “L’Imposteur” (Actes Sud, 23,50 €) sur un cas similaire. Buffy la vampire, c’est le “D’où parles-tu, camarade ?” destiné, dans les années soixante-dix, à faire taire les contradict­eurs en AG, c’est Michel Serrault en politicien faisandé dans “La Gueule De L’Autre” (“fils d’ouvrier, petit-fils d’ouvrier, ouvrier moi-même…”) ou le “fille d’agriculteu­rs” psalmodié actuelleme­nt. Déclarer “ce serait bien que ce soit une femme, un Noir, etc.”, comme c’est encore trop souvent le cas dans les jurys de prix ou les nomination­s, c’est mépriser le travail et le talent des personnes en question, ça ne fait pas avancer les choses, bien au contraire. Chaque itinéraire est singulier, et toutes les origines sont exonératri­ces. ■

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