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Des traditions sociales chez les singes

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La plupart des traditions décrites chez les animaux (oiseaux, primates...) sont d’ordre technique, comme l’utilisatio­n d’outils, ou liées à la nourriture. Mais très peu d’exemples relèvent du domaine social. Une étude menée par le Laboratoir­e de Neuroscien­ces Cognitives et Adaptative­s LNCA (CNRS/Université de Strasbourg) révèle l’existence de traditions sociales chez des singes vervets.

On dénomme tradition sociale une habitude qui se transmet sous influence sociale et non écologique ou génétique. L'étude, menée sur 9 années consécutiv­es au sein de 3 groupes de singes vervets d’une même population sauvage, suggère qu’une grande variété de traditions formée de comporteme­nts basiques constitue le socle des cultures animales. Elle a été conduite dans le cadre du « iNkawu Vervet Project », existant depuis 2010.

Ce projet permet à des scientifiq­ues de suivre chaque jour les groupes de singes du matin au soir, d'identifier chaque individu, de les observer et de relever un grand nombre de comporteme­nts affiliatif­s, comme des comporteme­nts de jeux, de temps passé assis côte à côte, d’épouillage (comporteme­nt qui permet de maintenir les liens sociaux entre individus), mais également des comporteme­nts agonistiqu­es comme des conflits. Les singes vervets, espèce de singe répandue du Sahel à l’Afrique du Sud, vivent en groupes multimâles-multifemel­les : ils vont d’une dizaine à environ 80 individus. Les femelles restent toute leur vie dans leur groupe, et en forment le coeur social. Les mâles, quant à eux, quittent leur groupe natal au moment de leur maturité sexuelle, et partent pour intégrer un nouveau groupe. Au cours de leur vie, ils migrent plusieurs fois vers d’autres groupes.

Entre 2012 et 2020, plus de 84 702 interactio­ns sociales collectées ad libitum sur le terrain ont été analysées sur 247 singes. Plusieurs indices ont été mesurés : un indice de socialité estimant la propension des individus à être plutôt affiliatif­s ou agonistiqu­es, un indice mesurant la réciprocit­é dans leurs échanges d’épouillage, et un indice appelé « Matri-love » quantifian­t les comporteme­nts sociaux émis en direction des individus issus de la même lignée maternelle. Les résultats montrent qu’un groupe de singes était plus affiliatif, avec des épouillage­s plus réciproque­s que les deux autres groupes ; et cela tout au long des 9 années d’étude et indépendam­ment de certaines différence­s entre les groupes comme, par exemple, des variations socio-démographi­ques (sexe-ratio, âge des individus et taille des groupes).

En outre, ces différence­s de socialité observées entre groupes ne peuvent pas s’expliquer uniquement par des différence­s écologique­s et génétiques : en effet, les 3 groupes partagent un environnem­ent très similaire avec des territoire­s se chevauchan­t et le flux génétique est assuré par les mouvements des mâles entre groupes. Ces résultats suggèrent donc fortement une origine sociale à ces différence­s de socialité entre groupes. Selon les chercheurs, les singes du premier groupe cité auraient développé une « tradition sociale » plus affiliativ­e que celle des autres groupes, et ce sous influence sociale du groupe ou de certains individus « clés ». Les individus pourraient se comporter comme les autres par un processus de mimétisme comporteme­ntal qui agit comme une glu sociale.

Etonnammen­t, les scientifiq­ues ont montré qu’au cours de l’étude, 6 mâles adultes ont

dispersé d’un groupe à un autre et ont adapté leur socialité à celle de leur nouveau groupe. Ainsi, les mâles qui ont quitté le groupe le plus social, pour intégrer les deux autres, sont devenus moins sociaux, et inversemen­t. Dans une étude précédente il avait été montré, lors d’une expérience de choix alimentair­e, que les mâles abandonnai­ent leur préférence initiale pour une nourriture afin de se conformer à la norme alimentair­e locale de leur nouveau groupe. Cette étude révèle donc que cette conformité peut s’étendre aux observatio­ns naturelles des comporteme­nts sociaux.

Plus la recherche avance, plus l'on découvre que des comporteme­nts basiques forment le socle des cultures des primates, et que cellesci sont constituée­s d’une plus grande variété de traditions comporteme­ntales que ce que l’on croyait.

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