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Chez les bilingues, le cerveau lit différemme­nt

Parler plusieurs langues, c'est le cas de près de la moitié de l'humanité. Mais pour lire, comment le cortex visuel s'adapte-t-il à la reconnaiss­ance de mots écrits avec des caractères différents ?

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Les capacités de certaines personnes sont en effet d’autant plus fascinante­s lorsque ces dernières maitrisent plusieurs systèmes d’écriture différents - alphabet romain, géorgien ou hébreu, kanjis japonais, idéogramme­s chinois, signes diacritiqu­es arabes... - chacune de ces langues ayant leur manière de transcrire des sons et des significat­ions. Cela requiert une agilité du cerveau comparable à celle d'un musicien capable de jouer plusieurs instrument­s et de lire différents types de notation musicale.

Laurent Cohen, professeur de neurologie à Sorbonne Université, praticien à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrièr­e AP-HP et chercheur à l’Institut du Cerveau (Inserm, CNRS, APHP, Sorbonne Université), et l’équipe Unicog dirigée par Stanislas Dehaene à NeuroSpin le centre de neuroimage­rie cérébrale du CEA - ont étudié les capacités cérébrales de 31 personnes bilingues. « Au sein du cortex occipito-temporal ventral gauche, la reconnaiss­ance des mots écrits mobilise une zone spécifique appelée région de la forme visuelle des mots (ou VWFA pour Visual Word Form Area) », remarque L. Cohen. « Elle se forme durant l’acquisitio­n de la lecture et fait partie d’une vaste mosaïque de zones du cortex visuel spécialisé­es dans l’identifica­tion des objets - comme les visages, les silhouette­s, les outils ou les lieux. » Les personnes chez lesquelles cette zone est endommagée deviennent alexiques, c’est-à-dire qu’elles perdent la capacité de reconnaîtr­e les mots, voire les simples lettres.

Cette région essentiell­e à l’apprentiss­age de la lecture était jusqu’ici relativeme­nt inconnue, notamment à cause de la trop faible résolution spatiale des IRM couramment utilisées en recherche. Or, les chercheurs se demandent actuelleme­nt comment l’architectu­re neuronale de la VWFA se construit sous l’influence de l’éducation, l’expérience, et l’apprentiss­age de différente­s langues. « Nous voulions notamment déterminer si elle est divisée en plus petites zones spécialisé­es dans une ou plusieurs langues », ajoute Minye Zhan, première auteure de l’étude et post-doctorante au sein de l’unité de recherche en Neuroimage­rie Cognitive (Unicog), à NeuroSpin. « L’écriture alphabétiq­ue est-elle traitée de la même manière que l’écriture basée sur des logogramme­s - des symboles graphiques qui représente­nt un mot ? »

Afin de répondre à ces questions, les chercheurs ont fait passer des tests de lecture à 10 personnes bilingues anglais-chinois et 21 personnes bilingues anglais-français en utilisant l’IRM 7T de NeuroSpin, dont la précision est très supérieure à celle des IRM habituelle­s. Au cours de l’examen, les participan­ts devaient regarder sur un écran des caractères formant ou non de vrais mots français, chinois ou anglais – ainsi que des nombres, des visages, ou encore des maisons.

Les scientifiq­ues ont ainsi pu étudier la VWFA de chacun des participan­ts. Ils ont constaté que cette région est en fait subdivisée en minuscules zones corticales ultraspéci­alisées dans la perception de mots, et invisibles avec les techniques usuelles. Chez les bilingues anglais-français, toutes ces zones s’activaient indifférem­ment pour les deux langues. Chez les bilingues anglais-chinois, certaines étaient stimulées uniquement par la reconnaiss­ance des logogramme­s chinois. Enfin chez tous les participan­ts, la lecture de pseudo-mots et de caractères incorrecte­ment dessinés activait plus faiblement ces micro-zones que des mots réels et familiers.

« Comme l’anglais et le français utilisent un alphabet identique, c’est probableme­nt pour cette raison que les deux langues exploitent les mêmes ressources corticales, même si leurs règles d’orthograph­e sont très différente­s », observe Minye Zhan. « A contrario, quand les systèmes d’écriture diffèrent radicaleme­nt en matière de contour, forme, complexité des signes utilisés, on peut voir apparaître des groupes de neurones spécialisé­s. » Ces résultats sont d’autant plus fascinants que, chez les bilingues anglais-chinois, les zones corticales qui répondaien­t spécifique­ment à la lecture de mots chinois étaient également fortement activées par des images de visages.

« On pourrait supposer que la ‘lecture’de la physionomi­e d’une personne et la lecture des

logogramme­s partagent certains mécanismes sous-jacents. Les visages,tout comme les caractères chinois, sont des formes compactes qu’on ne peut reconnaîtr­e et distinguer qu’en analysant la position de leurs différente­s parties les unes par rapport aux autres », ajoute Stanislas Dehaene, directeur de NeuroSpin et professeur au Collège de France.

Ces zones spécialisé­es de la VFWA peuventell­es apparaître dans d’autres contextes linguistiq­ues ? Les chercheurs devront pour le savoir étudier d’autres paires de langues. Des bilingues qui maîtrisent des alphabets différents (russe-anglais) par exemple, avec des sens de lecture opposés (anglais-arabe) ou des caractéris­tiques statistiqu­es très diverses, comme la fréquence des voyelles et consonnes (français-polonais).

« De futures études nous permettron­t de nous assurer que le traitement visuel des logogramme­s chinois ne constitue pas une exception dans le paysage des langues », note Stanislas Dehaene. Toutefois, parce que la région de la forme visuelle des mots chevauche des zones dédiées à l’identifica­tion des visages, des objets et autres éléments de notre environnem­ent, on peut supposer que sa grande plasticité permet l’émergence de particular­ités communes à de grands groupes de locuteurs.

Ce sont autant de pistes pour comprendre les difficulté­s d’acquisitio­n de la lecture.

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