Lieu mythique
Saint-Pétersbourg, l’empire flamboyant
La deuxième plus grande ville de Russie est sortie de terre par la volonté d’un seul homme, Pierre le Grand. Mais l’on doit la profusion de palais dans la cité et aux alentours à deux femmes, les grandes impératrices Élisabeth Ire et Catherine II. Dans un rayon d’une quarantaine de kilomètres, c’est un concentré de l’architecture russe du XVIIIe siècle qui s’offre aux regards, fortement influencée par l’Europe de l’Ouest, et particulièrement la France. Par Xavier Provence
Au printemps 1697, la Russie de Pierre Ier envoie une « grande ambassade » auprès de différents souverains européens. L’objectif consiste à trouver des alliés dans sa guerre contre l’Empire ottoman entamée en 1686 par la régente Sophie. Car si la victoire de l’année précédente a permis, avec la prise d’Azov, d’ouvrir un accès à la mer éponyme et, indirectement, à la mer Noire, la Sublime Porte n’autorise pas les Russes à naviguer sur cette dernière. Passionné de marine – ne vient-il pas de créer ex nihilo la flotte qui lui a donné la victoire d’Azov ? –, le jeune tsar n’a alors qu’une obsession, offrir à son pays un accès à la mer et ouvrir des routes de commerce.
Le deuxième but de cette ambassade est d’acquérir le savoirfaire technique des Européens dans les métiers manuels qu’ils maîtrisent mieux que les Russes. Le 9 mars, ce sont donc près d’un millier de personnes, courtisans, serviteurs et artisans qui emboîtent le pas aux trois diplomates chargés de cette mission. Parmi eux, un homme de plus de 2 mètres, âgé de 24 ans, qui se présente sous le patronyme de Pierre Mikhaïlov. C’est le tsar lui-même, qui a imposé le plus strict incognito (il a même tout organisé en Russie pour pouvoir s’absenter de longs mois), allant jusqu’à choisir un pseudonyme clairement roturier – un boyard se fût appelé Mikhaïlovitch. Première étape, Riga, ancienne ville hanséatique alors détenue par la Suède.
Un bon prétexte
Bien entendu, la personnalité autoritaire et exubérante de Pierre Ier ne lui permettra pas de rester caché bien longtemps aux yeux des espions qui n’ont aucun mal à s’introduire parmi une troupe si nombreuse. À Riga, le gouverneur suédois décide toutefois de respecter la discrétion du tsar et fait mine de ne rien savoir. Prévenu tardivement de l’arrivée de l’ambassade, il loge au mieux les diplomates officiels et les courtisans ; valets et artisans se contenteront de granges et entrepôts. Et lorsque Pierre Mikhaïlov demande l’autorisation de visiter les défenses de la ville, le gouverneur reste dans son rôle et l’éconduit. Le jeune tsar prend pourtant ce refus pour un affront. Les relations entre la Suède et la Russie ne sont néanmoins
pas mauvaises. Les échanges commerciaux sont florissants depuis un siècle, et l’une et l’autre nations sont engagées dans des guerres distinctes : contre la Pologne pour la première, la Turquie pour la seconde. Il n’empêche, le « faux pas » du Suédois sera lourd de conséquences… Après Riga, l’ambassade poursuit sa route : à Libau, Pierre Ier rencontre la mer Baltique. C’est un émerveillement. Ensuite Hanovre puis Amsterdam où Pierre Mikhaïlov se fait embaucher dans un chantier naval comme apprenti. Laissant là l’ambassade, le tsar embarque pour Londres où il séjourne près de quatre mois et reçoit le roi Guillaume III. Il visite l’académie des Sciences, l’université d’Oxford, le château de Windsor, l’arsenal de Woolwich, les docks, une fonderie de canons et la demeure d’Isaac Newton… L’incognito n’est plus de mise, mais Pierre poursuit sans trêve l’un de ses buts : se former, s’éduquer à l’européenne. En mai 1698, il rejoint l’ambassade et sonne le départ pour Vienne, via Dresde où il rencontre l’empereur Léopold Ier. La prochaine étape doit être Venise, mais la révolte des streltsy, un corps d’arquebusiers créé par Ivan le Terrible, contraint le tsar à rentrer précipitamment à Moscou. La « grande ambassade » est un semi-échec. Aucune alliance militaire n’a pu être conclue, certes, mais Pierre et les artisans qui l’accompagnaient ont acquis les connaissances qui manquaient à la Russie dans bien des domaines : industrie navale, architecture, artillerie…
Les grands moyens
Le voyage pousse Pierre Ier à la réflexion. S’il n’est pas possible de vaincre le Turc sans alliés pour ouvrir vers la mer Noire, alors il faut se tourner vers la Baltique dont tous les rivages sont sous contrôle suédois. En 1700, il signe donc la paix avec l’Empire ottoman et entre en guerre contre la Suède sous plusieurs prétextes, dont le mauvais accueil reçu à Riga trois ans auparavant ! L’armée très organisée de Charles XII de Suède, encadrée
par des officiers français, n’a aucun mal à écraser les Russes en novembre à Narva, mais le monarque suédois fait l’erreur de concentrer désormais ses forces sur la Pologne. Pierre Ier en profite pour s’emparer des quelques défenses suédoises existantes à l’embouchure de la Néva. Dès 1703, il ordonne la fondation d’un fort sur le site qui lui permet d’accéder enfin à la mer Baltique : Sankt Petersburg. Fortifications, chantiers navals…, sur les différents îlots du delta sont d’abord bâties des structures à vocation purement militaire, lorsque germe dans l’esprit du tsar l’idée de créer une ville à cet endroit, une cité tournée vers l’Europe, et qui gommerait l’image d’un pays « rustre » et « barbare » que les cours européennes ont alors de la Russie. Pierre le Grand emploie les grands moyens : il recrute au Danemark l’architecte Domenico Trezzini, fait venir artisans et ingénieurs de toute l’Europe et mobilise 30 000 serfs pour la construction de la cité. En 1714, il interdit par un oukase toute construction en pierre dans son empire sauf à Saint-Pétersbourg, devenue capitale deux ans plus tôt lorsque la cour, le sénat et les ambassades y ont été transférés. Toute la noblesse russe a l’obligation de construire qui un palais, qui une résidence,
dans la nouvelle capitale ou à ses abords. Le tsar quant à lui s’installe à Peterhof, à quelques kilomètres, dans un pavillon au bord de la mer qu’il appelle « Monplaisir ». Sur la colline voisine, il ordonne de bâtir un palais qui sera, hélas, en grande partie détruit par un incendie en 1721. Le tsar confie alors à l’architecte Niccolo Michetti le soin de le reconstruire et d’en faire le plus munificent de tous les palais d’Europe. Il n’en verra pas l’achèvement.
Francophilie
Pierre le Grand meurt en 1725, la ville compte alors 75 000 habitants. Après quelques conflits dynastiques, sa fille Élisabeth, à la faveur d’un coup d’État pacifique, s’empare du trône en 1741. Francophile, alors que son père ne jurait que par les Pays-Bas, elle ordonne la construction d’un palais à Tsarskoïe Selo, autour du petit château bâti par sa mère. Ce sera le palais Catherine, du prénom de celle-ci. Élisabeth veut le « plus beau château du monde » capable de rivaliser avec le faste de Versailles. En 1752, l’architecte Bartolomeo Rastrelli, né a Paris d’un Italien venu chercher fortune en France, commence à travailler au projet de transformation. Quatre ans plus tard s’étend, imposant mais harmonieux, un colossal édifice de 350 mètres de long, surchargé de piliers et de chapiteaux, de vases et de guirlandes, de sculptures et de balustrades. Une extravagance architecturale à couper le souffle. Les décors en relief sont couverts d’or mussif – un sulfure de sel d’étain de couleur dorée – et les guirlandes de la façade enduites de jaune pâle. Des pignons animent le toit en tôle de fer brillant. À l’éclat des murs extérieurs, peints de la couleur préférée d’Élisabeth, le bleu turquoise, répond à l’intérieur la magnificence de kilomètres de moulures couvertes de feuilles d’or. Malgré le caractère grandiose des lieux, la distribution des pièces en enfilade leur assure une échelle relativement humaine. Point d’orgue de ce plan tout en longueur : le grand vestibule, une pièce de 1 000 mètres carrés où les fenêtres alternent avec 300 miroirs pour refléter encore davantage le scintillement des lustres de cristal. Élisabeth est demeurée célibataire, les tentatives pour la marier au duc de Chartres, fils du Régent, puis à Louis XV
ayant échoué. C’est une fort belle femme, mais qui ne tient pas en place et change continuellement de résidence. En 1754, elle commande au même Rastrelli un nouveau palais d’Hiver, à édifier en lieu et place du précédent – achevé moins de vingt ans plus tôt – qu’elle fait raser sans le moindre scrupule. Il était aussi l’oeuvre de Rastrelli, mais avais le tort d’avoir été construit sur l’ordre d’Anne Ire, cousine abhorrée d’Élisabeth et impératrice de 1730 à 1740. Le palais d’Hiver abrite aujourd’hui le musée de l’Ermitage.
Le printemps des impératrices
Dès 1743, Élisabeth avait désigné son héritier en la personne de son neveu Pierre de Holstein-Gottorp, et lui avait donné le domaine d’Oranienbaum, confisqué au favori de Pierre le Grand, Menchikov, après sa disgrâce sous le règne de Pierre II. Lorsqu’elle trépasse en janvier 1762, ce neveu lui succède sous le nom de Pierre III. Son règne sera fort bref, à peine six mois, car il est renversé par sa propre épouse le 9 juillet, puis assassiné quelques jours plus tard. On prête à Mme de Staël ce commentaire à ce propos : « La Russie est un despotisme tempéré par la strangulation. » C’est l’avènement à 33 ans de Catherine II, la Grande Catherine, impératrice et autocrate de toutes les Russies, qui régnera durant plus de trois décennies. Avant son accession au trône, lorsqu’elle n’était que grandeduchesse, Catherine avait obtenu de son époux une partie du domaine d’Oranienbaum qu’elle avait complétée par l’acquisition d’une terre voisine. Elle en fait sa « datcha », un mot russe qui, avant de signifier « maison de campagne », désignait le résultat d’un don. L’aménagement des lieux est confié à l’Italien Antonio Rinaldi, nommé architecte de la « petite cour », c’est-à-dire l’entourage de l’héritier du trône. Il y reconstruit le palais principal et édifie plusieurs bâtiments sur le domaine, dont le magistral Palais chinois, au luxe raffiné, la « forteresse pour rire », qui permettait à l’héritier de cultiver ses penchants pour l’uniforme et les canons de sa Prusse natale, et la « glissoire » de Catherine, pour qu’elle puisse pratiquer en toutes saisons le populaire jeu de la « montagne à glisser ».
Fureur de bâtir
Lorsqu’elle s’empare du pouvoir en 1762, l’impératrice est animée d’une véritable « fureur de bâtir » qui ne s’épuisera jamais. En 1779, elle écrit à son ami Grimm : « Vous saurez en passant que la fureur de bâtir chez nous est plus forte que jamais et guère tremblement de terre n’a plus renversé de bâtiments que nous en élevons… » Pour célébrer la naissance de son petit-fils Alexandre, chez son unique fils, Paul, et son épouse Sophie de Wurtemberg,
Catherine offre au jeune couple 600 hectares non loin de Tsarskoïe Selo. C’est le domaine de Pavlovsk, un site vallonné, boisé et giboyeux que traverse une petite rivière. Le tsarévitch et son épouse sont alors sur le départ pour un tour d’Europe ; le palais se construira sans eux, sous l’autorité de l’impératrice, ravie. En 1786, une authentique villa palladienne est sortie de terre, avec une légère touche britannique, sous la houlette de l’architecte écossais Cameron. De part et d’autre de l’édifice central, une galerie en hémicycle définit la cour d’honneur qui s’ouvre sur une avenue bordée de tilleuls. Les galeries se terminent « à l’anglaise »par les pavillons de service. En 1783, l’impératrice offre à son fils une autre propriété à Gatchina, où il est autorisé à maintenir une brigade de soldats qu’il dirige sur le modèle prussien. Le domaine avait été acheté en 1765 par Catherine II au prince Kourakine pour l’offrir à son favori, le comte Grigori Orlov. Construit entre 1766 et 1781 d’après les plans d’Antonio Rinaldi, c’est alors le premier palais d’importance des environs de la capitale. Durant tout son règne, Catherine ne cessera d’effectuer des travaux dans ces différentes demeures, ajoutant au palais d’Hiver le bâtiment de l’Ermitage pour y exposer ses collections, et édifiant de l’autre côté le somptueux palais de marbre qu’elle destine à son favori. Mais Orlov meurt avant l’achèvement des travaux, aussi l’impératrice conserve-t-elle pour elle-même le bâtiment de marbre polychrome.