Les dessous d’une oeuvre
« Le Déjeuner sur l’herbe » d’Édouard Manet
Manet aura du talent le jour où il saura le dessin et la perspective, il aura du goût le jour où il renoncera à ses sujets choisis en vue du scandale […] », écrit le critique d’art Ernest Chesneau en 1864. Devant cette scène champêtre qu’on pourrait croire anodine, un profond malaise s’empare pourtant des visiteurs et suscite les réactions les plus vives. L’artiste a-t-il sciemment bouleversé les codes de l’art, enfermés jusque-là dans un certain conformisme ? On l’imagine en admirant cette composition en réalité vraiment originale. Dans un sous-bois, quatre personnages, deux femmes et deux hommes, terminent une partie de campagne. Une corbeille de fruits renversée et un flacon d’argent suggèrent la fin du repas, sans doute bien arrosé. Un sujet banal qui serait passé inaperçu si l’artiste n’avait dévêtu les demoiselles aux côtés des jeunes dandys endimanchés alanguis sur l’herbe. Le contraste est saisissant.
Une onde de choc. Le tableau de Manet, « Le Bain », plus connu sous le titre « Le Déjeuner sur l’herbe », exposé le 15 mai 1863, provoque l’indignation générale. Le sujet est jugé provocateur, voire indécent, et son style pictural bien peu académique. Par Nassera Zaïd
Zola visionnaire
Dans ce contexte et cette mise en scène, Manet enlève toute possibilité d’interprétation allégorique ou mythologique. Le caractère sexuel du déjeuner est dans tous les esprits. « Elle offense la pudeur », déclare Napoléon III en voyant la toile. « Une “bréda” quelconque, aussi nue que possible… » [Une prostituée des bas quartiers, qui battait le pavé rue Bréda, aux Batignolles], écrit le critique Louis Étienne, tandis que Théophile Thoré-Bürger, ami de Baudelaire, évoque un « bain au goût bien risqué ». Seul Émile Zola défend son ami : « La foule s’est bien gardée d’ailleurs de juger [le tableau] comme doit être jugée une véritable oeuvre d’art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l’herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l’artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, [lorsqu’il] avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. » L’autre crime d’Édouard Manet est d’avoir choisi un grand format (208 x 264,5 cm), généralement réservé aux sujets mythologiques et historiques. Et quand le style ne respecte aucune des règles artistiques de l’Académie, qu’il les fait même voler en éclats, la critique est sidérée. L’absence de perspective, les contrastes brutaux entre l’ombre et la lumière, le paysage esquissé plutôt que peint… donnent l’impression d’un décor fictif où chaque coup de pinceau est visible. Mais n’est-ce pas là la modernité d’Édouard Manet ? Le même Zola, son plus fervent admirateur, écrira en 1867 à propos de ce tableau : « J’ai répondu aux critiques d’art qui prétendaient que Manet avait outrageusement souillé le temple du beau. J’ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au Musée du Louvre la place future […] du “Déjeuner sur l’herbe”. »