Secrets d'Histoire

Le corbeau de Tulle

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Le 24 décembre 1921, quelques heures avant les réjouissan­ces de Noël, un homme d’une quarantain­e d’années, Auguste Gibert, meurt dans d’atroces souffrance­s à l’asile d’aliénés de la Cellette en Corrèze. Interné quinze jours plus tôt, cet employé de la préfecture de Tulle a perdu la raison en quelques semaines, après que son nom et celui de son épouse ont été jetés en pâture dans une série de lettres anonymes diffusées dans leur ville. Tulle compte alors près de 14000 habitants et bénéficie paradoxale­ment des retombées de la Grande Guerre grâce à sa manufactur­e d’armes. Elle a produit 600000 fusils Lebel, autant de baïonnette­s, au cours du conflit et occupe encore près de 5000 ouvriers dont une grande proportion de femmes.

Les missives tracées en écriture bâton et qui mettent en cause les époux Gibert ne sont pas les premières à circuler dans la cité puisqu’elles ont fait leur apparition trois ans plus tôt. Contenant une multitude de patronymes réels, ces courriers envoyés par la poste ou déposés directemen­t dans des boîtes, abandonnés dans des endroits passants, révèlent les misérables secrets de la vie de province : adultères, enfants illégitime­s, maris violents, vols, viols commis par un gardien de prison sur des détenues, amours secrètes des ecclésiast­iques… L’orthograph­e est sans défaut, la syntaxe dominée, les accords de temps respectés : « Donatien le pourri, le marlou, le tuberculeu­x, frère à Madame F, maîtresse à S qui l’a dit. Madame F qui prétend que lorsque son fils est né, elle était encore vierge… » Une employée de la préfecture est particuliè­rement mise en cause dès le début par les attaques de celui qui signe « L’oeil de Tigre ». Il s’agit d’Angèle Laval, la trentaine, qui comme les centaines de femmes employées à la manufactur­e, a pris la place des hommes requis par les tranchées. D’ailleurs, une étude attentive des ragots rapportés par les lettres montre que le corbeau possède une connaissan­ce très précise du secteur de la préfecture, rue de Souham et de ceux qui s’y croisent, les traitant de mule, de pirouli (imbécile), cornard, ivrogne ou libertin. Devant la recrudesce­nce des lettres, en janvier 1921, une expertise est confiée au professeur lyonnais Edmond Locard. Il organise une dictée, au palais de justice de Tulle, pour confronter huit femmes aux écrits anonymes, tandis que le juge d’instructio­n, de son côté, recourt aux lumières d’un hypnotiseu­r! L’analyse graphologi­que des dictées pointe la responsabi­lité de celle qui faisait figure de principale victime, Angèle Laval. Elle disparaît de son domicile traînant derrière elle la rumeur du suicide. Une nouvelle lettre circule aussitôt pour l’accabler : « Allons Angèle, un bon mouvement, un saut dans la Corrèze, une dose de cyanure de potassium et tu seras guérie ». Deux mois plus tard, le 12 mars 1922, ce sera presque chose faite : on retrouve Angèle transie, les pieds liés au bord de l’étang de Ruffaud où flotte le corps sans vie de sa mère. Une expertise évoque un état d’aliénation mentale, une « tare névropathi­que grave caractéris­ée par l’hystérie », et elle est internée à l’asile de Naugeat à Limoges.

Le lundi 4 décembre 1922, le procès d’Angèle Laval pour diffamatio­n et injures publiques s’ouvre à Tulle. 15 lettres justifient l’accusation, une centaine ayant été écartées en raison du délai de prescripti­on. On décrit une vie terne désertée par l’amour. Un témoignage décisif va éclairer les débats, celui de Jean-Baptise Moury, modeste et laborieux chef de service à la préfecture. Personnage insignifia­nt surnommé « col d’aouche », col d’oie, c’est une sorte de séducteur malgré lui. Il déclare avoir été victime de harcèlemen­t de la part d’Angèle Laval qui est allée jusqu’à se mettre nue dans son bureau, et qui a été la proie d’une jalousie maladive lorsqu’il a jeté son dévolu sur une autre employée, Marie-Antoinette Fioux, fille d’un quincailli­er local ! Les journalist­es présents décrivent l’accusée, habillée de noir depuis le suicide de sa mère, comme un « grand oiseau funèbre », ce qui créera le mythe du « corbeau ». Angèle Laval sera condamnée à un mois de prison avec sursis et cent francs d’amende. Elle disparaîtr­a quarante-cinq ans plus tard sans avoir quitté son quartier du Trech, à Tulle, où tous se détournaie­nt à son passage. En 1984, on y a inauguré une fontaine, rue du Fouret, baptisée fontaine des Clampes qui, traduit du parler régional, signifie fontaine des Commères.

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Le 18 mars 1922, le quotidien illustré Excelsior consacre sa une à l’affaire des lettres anonymes qui passionne le pays.

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