17 janvier 1726, une altercation qui finit mal… ou bien !
Que de travail, d’obstination, d’intelligence et d’esprit mondain il a fallu au jeune François-Marie Arouet pour devenir Voltaire! Fini le fils de notaire, place à l’auteur adulé de tragédies ovationnées, au courtisan aimé des grands ! Jusqu’au jour où il croise un représentant de cette noblesse qu’il méprise autant qu’il l’envie. Petite cause, grands effets, la rixe qui s’ensuit va changer à jamais la vie de l’auteur de Candide.
La soirée s’annonçait pourtant bien pour Voltaire, invité à dîner en bonne compagnie chez le duc de Sully, son ami. Mais voilà qu’il croise dans les salons un jeune coq bien titré, que la chance a fait naître chevalier de Rohan-Chabot. Que s’est-il donc passé dans la cervelle du pompeux héritier ? Haine de classe, besoin de briller devant un joli jupon ou mépris pour ceux qui s’élèvent à la force de leur plume ? Toujours est-il que le chevalier apostrophe avec morgue l’écrivain : « Monsieur de Voltaire, Monsieur Arouet, comment vous appelez-vous ? » La réponse, que n’aurait pas reniée le Figaro de Beaumarchais, ne se fait point attendre : « Voltaire ! Je commence mon nom et vous finissez le vôtre. » Rossé comme un malpropre par des laquais D’autres versions de cet événement diffèrent quelque peu pour le lieu – à la ComédieFrançaise – et pour la réponse de Voltaire, qui aurait dit : « Je suis un homme qui ne traîne pas un grand nom, mais qui sait honorer celui qu’il porte. » Peu importe le mot exact, la pique est acérée. Et fait mouche! C’est bien le problème avec les gens d’esprit, surtout aux yeux de ceux qui en sont dénués. Toujours est-il que quelques jours plus tard, en plein milieu d’un repas, Voltaire apprend qu’il est demandé dans la rue. Il sort et se fait rouer de coups par trois laquais, sous l’oeil amusé du chevalier. On a la vengeance qu’on peut! Les choses auraient pu en rester là. C’est compter sans Voltaire, qui a l’humeur et le
dos chatouilleux. Car le chevalier a fait mouche lui aussi, en l’attaquant sur son nom et, de ce fait, sur ses origines sociales.
Fils d’un notaire ou bâtard d’un mousquetaire
Remontons en arrière, trente-deux ans plus tôt. François-Marie Arouet naît à Paris au foyer d’un notaire et de la fille d’un greffier. Pas de chevalier ou le moindre titre de noblesse dans cette famille ! Pourtant, devenu adulte, FrançoisMarie laisse volontiers croire qu’il est le bâtard d’un Monsieur de Rochebrune, nobliau auvergnat et mousquetaire du roi, qui se serait intéressé à lui quand il était enfant. En est-il lui-même persuadé? On ne le saura jamais. Mais un tableau représentant le notaire et sa femme montre un indéniable air de famille entre le père et le fils. Quant à Monsieur de Rochebrune, il meurt suffisamment tôt pour qu’aucune enquête ne puisse être menée du vivant de Voltaire. Réalité ou affabulation? Cette anecdote montre le prix que Voltaire accorde à une noble naissance. Son père a quand même un peu de fortune, suffisamment pour que le fils fasse ses études chez les jésuites au collège Louis-le-Grand. Il s’y montre un élève d’autant plus brillant qu’il est poussé par un désir d’ascension sociale. Il y côtoie des jeunes hommes de bonne famille, dont certains deviendront des amis, tels le duc de Richelieu et les frères d’Argenson, qui seront plus tard ministres de Louis XV. Sans doute la filiation supposée avec un mousquetaire du roi est-elle née dans les couloirs du collège. Il n’est pas facile pour un enfant d’apparaître comme le vilain petit canard, surtout quand on a le profil du premier de la classe!
Comparé à Racine et à Virgile
En 1726, à 32 ans, François-Marie peut être fier de sa réussite. Vif et brillant, habile à trousser des vers et faire des mots d’esprit, il s’est fait sa place dans la haute société, celle d’un poète mondain. Son amour de la satire lui a quand même joué des tours, quand des vers jugés injurieux envers le régent lui ont valu onze mois d’emprisonnement à la Bastille. Il y a écrit sa première pièce, OEdipe, jouée en 1718, un succès qui lui a valu d’être comparé à Racine et qui l’a encouragé à poursuivre. Sa deuxième tragédie, Artémire, fait un flop, suivie par La Henriade, un poème épique à la manière de L’Énéide. Là encore, c’est le succès,
et le voilà surnommé le Virgile français, rien que ça! C’est donc un auteur comblé, couvert de gloire et, à juste titre, fier de son ascension sociale qui vient de se faire rosser comme un malpropre et brusquement ramené à sa place de fils du notaire Arouet. Voltaire ne pouvant le supporter, il décide de porter plainte. Il demande à son ami le duc de Sully de venir déposer avec lui, celui-ci refuse, et il ne sera pas le seul. Les unes après les autres, les hautes portes des hôtels particuliers se ferment devant Voltaire. Si en haut lieu, on réprouve les agissements du chevalier de Rohan-Chabot, indignes de sa condition, il n’est pas pour autant question de se mettre du côté d’un parvenu. L’esprit de caste l’emporte sur l’amitié et les nobles se serrent les coudes face à l’intrus.
Embastillé pour avoir voulu se défendre
La réflexion du cardinal de Fleury, précepteur puis Premier ministre de Louis XV, est révélatrice de ce mépris : « Voltaire est un fou à qui quelques ducs et pairs ont tourné la cervelle et l’ont rendu insolent. » Le camouflet est cruel pour Voltaire qui s’entête et proclame haut et fort qu’il va attaquer le chevalier les armes à la main. Il fait tant de bruit que les Rohan-Chabot obtiennent une lettre de cachet pour le faire incarcérer une deuxième fois à la Bastille. Une marquise de ses amies résume bien la situation dans une lettre adressée au duc de Richelieu : « Le pauvre Voltaire me fait grand pitié. Dans le fond, il a raison, mais par la forme, il a fait une étourderie qui n’est pas excusable. » S’attaquer à un noble quand on vient du peuple est visiblement une faute de goût, même au nom de l’honneur bafoué! Ce deuxième séjour à la Bastille est néanmoins moins pénible que le premier et dure deux semaines tout juste. Voltaire obtient sa libération contre la promesse de l’exil et opte pour l’Angleterre. Il ne le sait pas encore mais ce choix va changer en profondeur le cours de sa vie. Passé les premières semaines d’adaptation, l’auteur va aimer ce pays et va en apprendre la langue avec une grande facilité au point de rapidement pouvoir écrire en anglais.
L’Angleterre, pays des libertés
Tout aussi vite, aidé par sa curiosité et son sens des contacts, Voltaire parvient à se faire un très bon carnet d’adresses d’hommes politiques, écrivains, marchands fortunés, Quakers – dissidents de l’Église anglicane – francs-maçons… toutes ces microsociétés ravies de rencontrer un Français si brillant et si curieux de leur mode de vie. Il est même présenté au roi George Ier et devient l’ami de Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver. Ce dernier l’aide à lancer avec succès une souscription pour son Henriade, lui permettant ainsi de bénéficier de ses contacts et de se renflouer. Lui, l’homme de lettres, voilà qu’il s’intéresse aux sciences, aux mathématiques, à la physique. Il découvre Newton, se passionne pour ses travaux qu’il voudra, plus tard, faire connaître en France. Le jour de l’enterrement du savant à l’abbaye de Westminster, il se dit que les Anglais sont bien plus ouverts que les Français, qui n’auraient jamais permis qu’un Descartes soit enterré à Saint-Denis à côté des rois de France. À côté de la France, l’Angleterre lui paraît un pays de liberté. Ici, pas de lettre de cachet pour vous envoyer à la Bastille, l’habeas corpus* et la Déclaration des droits de 1689 protègent le citoyen de l’arbitraire du pouvoir royal. Autre sujet d’étonnement et d’admiration : le sens du commerce des Anglais. On peut être un marchand fortuné et un intellectuel, à l’image de son ami Fawkener, qui fait fortune dans le commerce de la soie et connaît Virgile sur le bout des doigts. L’aisance financière « contribue au bonheur du monde », comme il l’écrira dans ses Lettres philosophiques et un négociant est bien plus utile à l’État qu’« un seigneur bien poudré » à l’image du chevalier de Rohan-Chabot. Voltaire se souviendra de l’exemple anglais quand il s’installera au château de Ferney et transformera un petit village de 150 âmes en cité prospère de 1200 habitants. L’observation de la société anglaise lui inspire les Letters concerning the English Nation. Elles paraissent en France en 1734 sous le nom des Lettres philosophiques et suscitent un véritable scandale. Ce texte fondateur de l’Europe des Lumières, qui aborde sous forme de 25 lettres ouvertes la religion, les sciences, les arts, la politique et la philosophie, est la première attaque contre l’Ancien Régime. Si Voltaire philosophe a contribué par ses écrits à la chute de l’Ancien Régime, c’est bien à son séjour en Angleterre qu’il en doit la gestation et donc, indirectement, aux coups de bâton donnés par un seigneur poudré, imbu de ses origines. À petites causes, grands effets!
* Loi de 1679 par laquelle nul ne peut être emprisonné sans en connaître la raison.