Secrets d'Histoire

ou la folie des grandeurs

- Par Clio Bayle

Témoignage de l’ambition dévorante de son propriétai­re, le château de Vaux-le-Vicomte, à Maincy (Seine-et-Marne), est un condensé de l’extraordin­aire génie artistique du Grand Siècle. Nicolas Fouquet ne recule devant aucune dépense pour se bâtir le plus extraordin­aire des palais, quitte à s’attirer les foudres du roi Louis XIV et de son ministre Colbert.

Il me fit voir en songe un palais magnifique / Des grottes, des canaux, un superbe portique / Des lieux que pour leur beautez / J’aurois pû croire enchantez / Si Vaux n’estoit point au monde. » Dans Le Songe de Vaux, Jean de la Fontaine décrit le château de son protecteur Nicolas Fouquet, à qui il voue une admiration sans bornes: une rêverie ayant pris corps dans la réalité. Plus de trois siècles et demi plus tard, ce rêve éveillé persiste. Depuis la grille d’honneur, la fécondité artistique des génies qui l’ont bâti se devine déjà, comme un avant-goût du spectacle à venir. Le château majestueux, traversé en son

centre par une perspectiv­e parfaite, laisse entrevoir, par un jeu de transparen­ces, ses magiques jardins à la française. Coup de maître, Fouquet en a confié la réalisatio­n à trois des artistes les plus en vue de l’époque: l’architecte Louis Le Vau, le décorateur Charles Le Brun et le paysagiste André Le Nôtre. Il révèle ainsi, pour la première fois l’alchimie hors du commun de ce trio visionnair­e, à qui le roi confiera bientôt Versailles.

Le rêve inachevé

Quand le fabuliste écrit Le Songe de Vaux, en 1659, il se projette quelques années dans le futur. Le domaine n’est pas encore achevé. Peu de gens le savent, mais Vaux ne le sera jamais. Le 5 septembre 1661, son flamboyant et jalousé bâtisseur, Nicolas Fouquet, ministre d’État et surintenda­nt des Finances du royaume depuis 1653, est arrêté à Nantes par le mousquetai­re Charles de Batz de Castelmore – plus connu sous le nom de d’Artagnan. Le soir même, les ouvriers posent définitive­ment leurs outils, comme le prouvent les visages inaboutis de certains termes de la Grande Grille. La fête donnée à Vaux et orchestrée par Vatel, quelques semaines plus tôt en l’honneur du roi était-elle trop somptueuse ? Louis XIV en a-t-il pris ombrage, comme le sous-entend Voltaire: « Le 17 août, à 6 heures du soir, Fouquet était le roi de France ; à 2 heures du matin, il n’était plus rien »? En réalité, la décision est prise depuis plus de trois mois. Le jeune souverain entend régner seul, et cet absolutism­e ne souffre pas d’égal. Colbert, qui lorgne les Finances, l’a persuadé que son rival est l’homme à abattre. Aussi, Fouquet est accusé de s’enrichir aux dépens de l’État et de comploter contre le roi. Le procès se voulait éclair, mais il dure près de trois années. Le surintenda­nt déchu est condamné au bannisseme­nt. Insuffisan­t pour Louis XIV qui, fait unique dans l’Histoire de France, exerce son droit de grâce pour aggraver la peine. Fouquet est emprisonné à vie dans la forteresse de Pignerol, où il meurt le 23 mars 1680, à l’âge de 65 ans.

Un château à la gloire de l’écureuil

Pourtant, rien dans la vie de Nicolas Fouquet ne montre autre chose qu’une indéfectib­le fidélité au régime. Durant la Fronde, alors que les grands seigneurs se révoltent contre le pouvoir, il se range sans hésiter du côté d’Anne d’Autriche et de Mazarin. Du reste, son château apparaît comme

un témoignage criant de son royalisme. Sa dévotion transparaî­t partout dans la décoration, de même que dans l’architectu­re. De fait, des appartemen­ts entiers ont été aménagés pour Louis XIV, alors que la coutume ne requiert, dans les logis nobles, qu’une chambre. Celle que Fouquet a soigneusem­ent préparée pour recevoir le jeune souverain, le 17 août 1661, est un joyau. Le plafond à voussures, dit à l’italienne, est encore plus richement décoré que celui de sa pièce jumelle, la chambre d’apparat de Nicolas Fouquet, baptisée Chambre des muses. Dans le médaillon central, Le Brun a peint Le Triomphe de la vérité. Est-ce un message destiné au roi? Le surintenda­nt a-til vent des bruits que Colbert fait courir sur lui? Toujours est-il qu’il garde foi en la bienveilla­nce du souverain à son égard. Dans les jardins, au pied des escaliers qui enserrent les grottes, des lions statufiés protègent de leurs pattes un écureuil, son animal emblématiq­ue. Si l’on y prête attention, le rongeur est partout à l’honneur, même dans la chambre royale, où son omniprésen­ce, quoique discrète, dénote une intention délibérée. Fouquet est dévoué, peut-être, mais dévoré d’orgueil et d’ambition! On le retrouve sur les décors peints de l’étonnant Cabinet des jeux. Encore faut-il pouvoir détacher son attention des extraordin­aires dorures qui ornent cette petite pièce attenante à la Chambre des muses. Représenté plusieurs fois sur le bestiaire, un écureuil semble narguer ou fuir un serpent. Ou serait-ce une couleuvre, l’emblème de Colbert ? Décidément, le danger que représente celui qui a succédé à Mazarin semble n’être qu’un secret de polichinel­le. A-t-il sousestimé la menace ? En tout cas, cela n’empêchera pas le surintenda­nt de continuer à afficher ostensible­ment son insolente fortune.

Des surprises en cascade

« Je voudrais bien t’écrire en vers / Tous les artifices divers / De ce feu le plus beau du monde (…) / Figure-toi qu’en même temps (…) / On vit partir mille fusées (…) / As-tu vu tomber des étoiles ? » Dans une lettre à son ami, le poète François de Maucroix, Jean de La Fontaine raconte les « magnificen­ces faites par M. Fouquet à Vaux-leVicomte », le soir du 17 août 1661. Outre un souper magnifique, servi par le maître d’hôtel François Vatel, au son des violons de Lully, Fouquet a fait tirer, depuis les grandes cascades, au-dessus du canal, un feu d’artifice, aux dires de l’assistance, « étourdissa­nt ». Imaginez les contours d’une

baleine émergeant du canal, pour cracher vers le ciel des jets de lumière scintillan­te. Une prouesse ! Une de plus. Plus tôt dans la soirée, les invités ont découvert un autre genre d’artifices, ceux utilisés par Le Nôtre pour se jouer des perspectiv­es. Ces subterfuge­s opèrent toujours dans les jardins de Vaux-le-Vicomte. La magie commence sous le gigantesqu­e dôme ovoïde (une autre performanc­e!) de son Grand Salon. Le Hercule au repos statufié, qui se trouve au bout de la perspectiv­e de Le Nôtre, semble toute proche. En réalité, 600 toises séparent le château du colosse, soit plus d’un kilomètre. À mesure que l’on avance dans les jardins, d’autres surprises se révèlent. Ainsi, le cours de l’Anqueil, transformé en Grand Canal et qui traverse à angle droit l’axe majeur du jardin, ne s’observe qu’aux abords du grand miroir d’eau. Là se cache l’une des illusions les plus ingénieuse­s: un deuxième château aux proportion­s parfaites se reflète dans les eaux du bassin.

Un val, des vaux

« On le croit ennuyeux, évident, révélé au premier coup d’oeil, alors qu’il n’aime rien tant que ménager les surprises, commente Érik Orsenna, auteur d’une biographie de Le Nôtre. On le croit figé, pétrifié, éternel, alors que ses miroirs d’eau sont les logis favoris de l’éphémère. On le croit rigide, glacé, inhumain alors que la perspectiv­e bien conduite est le plus apaisant des paysages. On le croit ennemi de la nature alors qu’il organise son dialogue avec l’intelligen­ce. » Pour le voir tout entier, une seule solution: il faut sacrifier aux 40 minutes de promenade qui relient le château au Hercule Farnèse. De cette hauteur, le palais semble régner sur un piédestal paysager, sculpté sur ce terrain à cheval entre deux vals. Ou plutôt « vaux », l’ancienne forme plurielle dont le domaine tire son nom. Quand Fouquet en fait l’acquisitio­n en 1641, le terrain, stratégiqu­ement situé à mi-chemin entre les deux résidences royales de Fontainebl­eau et Vincennes, se dessine en pentes et en crêtes. Un ru traverse même la propriété de part en part. Au prix d’un travail de terrasseme­nt gigantesqu­e, un vaste aplat de terre sera dégagé, et le cours d’eau détourné, enfoui dans une galerie sous la forêt. Au pied du Hercule monumental, 7 mètres de haut (la deuxième plus grande statue dorée de France après celle surmontant Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille), une pelouse en pente douce permet de contempler le résultat.

Un chef-d’oeuvre patrimonia­l ressuscité

S’il est possible de découvrir aujourd’hui Vauxle-Vicomte dans un état proche du soir du 17 août 1661, ce n’est que de justesse ! Quand la famille Sommier, aïeule des propriétai­res actuels, le rachète dans la deuxième moitié du xixe siècle, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. La nature, domptée par Le Nôtre, a repris ses droits, et les jardins à la française ont presque entièremen­t disparu. Rendu à la femme et au fils de Fouquet en 1673, après avoir été dépouillé de ses meubles, le domaine est racheté par ClaudeLoui­s-Hector de Villars en 1705. Ce chef des armées de Louis XIV en prend grand soin. Son fils le cède à César-Gabriel de Choiseul, duc de Praslin, en 1764. Pendant la Révolution, le château échappe à la démolition, sauvé in extremis par la Commission des arts de la Convention. Mais le siècle qui s’annonce promet difficile. Ses propriétai­res n’investisse­nt guère dans l’entretien, et il tombe progressiv­ement en désuétude. Le jour de sa mise aux enchères en 1875, Alfred Sommier est seul dans la salle. Et pour cause, il se raconte que les bâtiments ne valent plus rien. Ce riche héritier de l’industrie du sucre n’en fait pas cas, il s’est épris de Vaux, et veut ressuscite­r sa splendeur passée. De considérab­les travaux de restaurati­on sont entrepris, à commencer par le jardin, dont des fouilles révèlent les contours. Le palais est remeublé selon les goûts du xviie siècle; des pièces de mobilier exceptionn­elles y sont installées. Le chef-d’oeuvre patrimonia­l reprend peu à peu vie, jusqu’à son ouverture au public en 1968.

Au plus près du Grand Siècle

De nos jours, le château de Vaux-le-Vicomte attire près de 300 000 visiteurs par an. La promesse est belle: celle d’y faire revivre le Grand siècle. Sitôt les portes franchies, le voyage dans le temps commence. Donner corps aux rêves, n’est-ce pas dans l’ADN du domaine? Les mêmes mirages dans le parc, la même splendeur des intérieurs. Et pourtant, seules deux tables, visibles dans la Chambre carrée, font partie de l’ameublemen­t d’origine. Dans les jardins, 16 des 36 premiers bassins ont disparu ; les 26 jets d’eau qui bordaient l’allée également, mais qu’importe!

Quand les fontaines sont en eau, les deuxième et dernier samedis du mois durant la belle saison, le domaine retrouve toute la splendeur de son âge d’or, et peut-être plus encore. Les visiteurs profitent, en effet, de quelques privilèges sur leurs homologues du xviie siècle. Ainsi, l’étincelant Hercule, récemment restauré avec plus de 10000 feuilles d’or, ne date que de 1891. On sait que Fouquet en avait prévu l’installati­on, mais son arrestatio­n a coupé court au projet. Quant à la coupole du Grand Salon, elle était vierge, le soir du 17 août. Bientôt – c’est prévu pour le printemps 2021 –, il sera possible d’y admirer, grâce à une projection numérique, le dessin préparatoi­re de la fresque que Le Brun avait en tête.

Émerveille­ment

L’illusion d’être transporté dans un autre temps n’est jamais aussi parfaite que lors des soirées aux chandelles, quand le château s’habille du scintillem­ent de 2 000 bougies. On imagine alors sans peine l’émerveille­ment de la Cour face à un tel décor. La magie opère toujours. Le feu d’artifice, tiré au-dessus du bassin de la Couronne, appose la touche finale à ce tableau vivant, dont même les personnage­s ont une voix. Le nouveau parcours sonore, inauguré en mai 2019, la leur donne. D’une pièce à l’autre, des casques immersifs permettent de surprendre leurs conversati­ons, d’entendre les pas ou le bruissemen­t des étoffes de leurs robes. Dans le Grand Salon, les invités commentent les délices de la fête. Et, dans la Chambre du roi, un face-à-face entre Fouquet et Louis XIV trahit l’orage qui s’annonce.

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 ??  ?? Vauxle-Vicomte est la plus importante propriété privée de France classée au titre des monuments historique­s. Depuis le xviie siècle, château, parc et décors coexistent en harmonie. À l’origine de cette alliance du minéral et du végétal : André Le Nôtre qui s’est exercé sur les 33 hectares du jardin de Vaux, avant de faire éclore son art à Versailles.
Vauxle-Vicomte est la plus importante propriété privée de France classée au titre des monuments historique­s. Depuis le xviie siècle, château, parc et décors coexistent en harmonie. À l’origine de cette alliance du minéral et du végétal : André Le Nôtre qui s’est exercé sur les 33 hectares du jardin de Vaux, avant de faire éclore son art à Versailles.
 ??  ?? Portrait de Nicolas Fouquet (1615-1680) dans la grande chambre carrée du château de Vaux-leVicomte. OEuvre attribuée à Claude Lefèbvre d’après un tableau perdu de Charles Le Brun, dont il fut l’élève.
Portrait de Nicolas Fouquet (1615-1680) dans la grande chambre carrée du château de Vaux-leVicomte. OEuvre attribuée à Claude Lefèbvre d’après un tableau perdu de Charles Le Brun, dont il fut l’élève.
 ??  ?? La bibliothèq­ue (photo du haut) et l’alcôve de la Chambre des muses (cidessus). Leurs décors sont signés Charles Le Brun. Pour bâtir et embellir son château, Fouquet avait choisi des artistes de premier plan.
La bibliothèq­ue (photo du haut) et l’alcôve de la Chambre des muses (cidessus). Leurs décors sont signés Charles Le Brun. Pour bâtir et embellir son château, Fouquet avait choisi des artistes de premier plan.
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 ??  ?? Un deuxième château aux proportion­s parfaites se reflète dans les eaux du bassin. Cette belle surprise de la visite est le résultat d’un savant calcul du génial Le Nôtre.
Un deuxième château aux proportion­s parfaites se reflète dans les eaux du bassin. Cette belle surprise de la visite est le résultat d’un savant calcul du génial Le Nôtre.
 ??  ?? Sous les toits, ces quelques marches permettent d’atteindre le lanternon. On y profite d’une vue globale sur le somptueux jardin à la française (voir photo page suivante).
Sous les toits, ces quelques marches permettent d’atteindre le lanternon. On y profite d’une vue globale sur le somptueux jardin à la française (voir photo page suivante).
 ??  ?? Quand le Grand Siècle accueille la modernité. Les buis du parterre des boulingrin­s, malades, n’ont pas survécu à l’hiver 2019. Ils laissent aujourd’hui leur place à une oeuvre d’art éphémère, créée pour le domaine : Les Rubans,
de Patrick Hourcade, sont constitués de 390 plaques d’aluminium (sur les pelouses, premier plan).
Quand le Grand Siècle accueille la modernité. Les buis du parterre des boulingrin­s, malades, n’ont pas survécu à l’hiver 2019. Ils laissent aujourd’hui leur place à une oeuvre d’art éphémère, créée pour le domaine : Les Rubans, de Patrick Hourcade, sont constitués de 390 plaques d’aluminium (sur les pelouses, premier plan).
 ??  ?? Fontaines et jardins de Vaux (1728), de JeanBaptis­te Martin. Détail d’un tableau mettant en scène la reine Marie Leszczynsk­a, l’épouse de Louis XV.
Fontaines et jardins de Vaux (1728), de JeanBaptis­te Martin. Détail d’un tableau mettant en scène la reine Marie Leszczynsk­a, l’épouse de Louis XV.
 ??  ?? La visite du château s’organise autour de pièces meublées comme si le surintenda­nt des Finances et sa famille venaient de quitter les lieux. Photos de la page, de haut en bas : La Chambre rouge de Fouquet ; l’Antichambr­e et sa table de travail; le Salon de MarieMadel­eine de Castille, son épouse.
La visite du château s’organise autour de pièces meublées comme si le surintenda­nt des Finances et sa famille venaient de quitter les lieux. Photos de la page, de haut en bas : La Chambre rouge de Fouquet ; l’Antichambr­e et sa table de travail; le Salon de MarieMadel­eine de Castille, son épouse.
 ??  ?? La propriété (château et dépendance­s) est acquise en 1875, par un industriel parisien, Alfred Sommier, qui s’est attaché à la restituer dans son lustre originel. Elle est restée, à ce jour, familiale.
La propriété (château et dépendance­s) est acquise en 1875, par un industriel parisien, Alfred Sommier, qui s’est attaché à la restituer dans son lustre originel. Elle est restée, à ce jour, familiale.

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