La tour Eiffel à la ferraille
Avril 1925. Dans le hall de l’hôtel de Crillon, renommé palace parisien de la place de la Concorde,
un homme d’allure fringante, portant avec classe un costume trois pièces, fait les cent pas. Seule une profonde cicatrice sur la partie gauche du visage dénote dans une plastique idéale. Il attend cinq visiteurs pour un rendez-vous de la plus haute importance… En réalité, notre homme s’apprête à réaliser l’une des plus incroyables escroqueries jamais imaginées : vendre en pièces détachées la tour Eiffel, symbole de la France, à un ferrailleur.
L’aigrefin n’a rien d’un débutant. On suppose que son vrai nom, lui qui en change bien souvent pour les besoins de son « métier », est Victor Lustig.
Né en 1890 à Hostinné, région historique de Bohême (actuellement République tchèque), dans une famille aisée et respectée, il ne brille pas dans les études. Mais il possède d’autres cordes à son arc. Bien éduqué, doté d’un certain charisme, doué pour les langues (il en maîtrise parfaitement cinq, dont le français) et fin observateur, il éprouve très jeune du plaisir à manipuler son entourage puis ses compatriotes. Dès les années 1910, il se fait la main à bord des paquebots transatlantiques, où il « plume » à l’envi une engeance d’aventuriers rêvant de faire fortune dans le Nouveau Monde. Joueur de poker professionnel à New York, il fraie un temps avec la pègre avant de revenir en France. En ces années 1920, Paris est une fête. Les Années folles électrisent la Ville lumière, l’entre-deux-guerres est propice pour qui veut brasser des affaires. Lustig est littéralement aimanté par la capitale, où il est persuadé que tous les coups lui seront permis.
En 1925, donc, il prend ses quartiers à l’hôtel de Crillon.
En compagnie d’un complice de fraîche date, monsieur Dante dit le Dandy, Lustig est à la recherche d’une arnaque qui signerait son chef-d’oeuvre. Les compères sont désespérément à court d’idée quand, par hasard, ils tombent sur la manchette d’un quotidien, qui demande: « Devra-t-on vendre la tour Eiffel? » La Dame de fer qui domine la capitale depuis l’Exposition universelle de 1889 devait initialement durer vingt ans. Devenue, malgré les virulentes attaques d’une partie de l’intelligentsia, l’emblème d’une nation et un pôle d’attraction touristique, la tour de monsieur Eiffel souffre de vieillesse. Ses jambes sont menacées par la rouille. Elle devient même un puits sans fond pour les finances de la ville.
« Eurêka ! », s’écrie Victor Lustig. Il a, à portée de main, sa grande escroquerie : vendre la Tour !
Le temps de fabriquer des faux papiers, de mettre au point son stratagème et le duo d’imposteurs convie cinq ferrailleurs (dont quatre s’avéreront des complices) à un premier rendez-vous ultra-confidentiel. Motif: rencontrer celui que l’État a missionné pour se séparer de ce monument de 7000 tonnes de métal, 15 000 poutrelles et 2,5 millions de rivets. L’affaire doit se mener dans un secret absolu, comme l’a exigé, au présumé adjudicateur, le président de la République en personne, Gaston Doumergue.
Lustig a ciblé l’un des principaux marchands de ferraille de la capitale, André Poisson.
Cet homme falot, affichant un complexe d’infériorité face au monde des affaires, voit là l’occasion de « faire un sacré bon coup ». Bref, Poisson mord à l’hameçon ! Après quelques jours, le ferrailleur se présente au pseudo-fonctionnaire, chèque en main. Lustig pousse l’arnaque jusqu’à exiger de sa victime le versement en espèces d’une rétrocommission : la période est à la pratique de la corruption en col blanc.
Poisson se rend bientôt compte qu’il a été floué. Ruiné – le montant de la transaction n’a jamais été révélé –,
il ne portera jamais plainte, trop humilié. Quant à Lustig, il continue à mener grand train, d’abord à Vienne puis aux États-Unis. Incapable de se ranger des voitures, il perpétue ses arnaques avant de se faire coffrer par les services secrets américains, à l’occasion d’une ultime filouterie. Enfermé dans la plus redoutable prison fédérale de haute sécurité d’Amérique, Alcatraz, dans la baie de San Francisco, il y retrouve le gangster Al Capone, dont la légende raconte qu’il l’aurait par le passé escroqué.
le 9 mars 1947, une pneumonie fait passer de vie à trépas
Victor Lustig. Depuis sa cellule, il emporte avec lui nombre de mystères…