Secrets d'Histoire

Stéphane Bern : « Les Borgia sont des personnage­s de leur temps »

- Propos recueillis par Coline Bouvart

Rarement famille a suscité tant de fantasmes et de légendes. Assassinat­s, adultères, népotisme : les Borgia fascinent autant qu’ils révulsent, en particulie­r Alexandre VI et ses enfants terribles, César et Lucrèce. C’est oublier le contexte particulie­r de leur époque et du Vatican. Stéphane Bern invite à distinguer la légende noire de ces personnage­s brillants et profondéme­nt humains. D’où vient la légende noire des Borgia ?

C’est un clan qui fascine et qui intrigue. Ses membres, qui manient la dague et le poison, arrivent très rapidement au pouvoir, ce qui suscite des jalousies. Le trio, composé par le père Alexandre VI et ses deux enfants, passe à la postérité grâce à la littératur­e: César comme modèle du Prince de Machiavel, et Lucrèce sous la plume de Victor Hugo. Ce qui est incroyable dans cette histoire, ce sont tous les fantasmes que l’on projette sur le Vatican à cette époque, détenteur d’un pouvoir spirituel et temporel. Ce qui explique qu’il est l’objet d’une lutte sans merci entre les grandes familles. Le népotisme, cette volonté de s’approprier des biens et de conserver le pouvoir en plaçant les membres de sa famille, naît à cette époque.

Ces pratiques existent avant les Borgia, elles perdurent après leur chute. Pourquoi est-ce eux que l’on diabolise plus particuliè­rement ?

Ils sont d’origine espagnole: ce sont des étrangers à Rome ! Et ils confisquen­t, un temps, le pouvoir pontifical au détriment des grandes familles italiennes qui se le partagent habituelle­ment. Ces nouveaux venus aux méthodes expéditive­s ne peuvent pas laisser indifféren­t. C’est une période d’or, de pourpre et de sang. Nous parlons tout de même d’un pape qui nomme son propre fils condottier­e ! C’est peu dire que les Borgia exercent une forte influence. Lorsqu’ils ne peuvent gagner le soutien de quelqu’un par l’argent, ils s’en débarrasse­nt purement et simplement… On n’inspire pas Machiavel sans raison ! Entrés dans l’Histoire, ils deviennent alors des personnage­s de légende.

Quelle est la vraie personnali­té de chacun d’eux ?

César est un prince de la Renaissanc­e, un très grand homme de guerre qui ourdit de nombreux complots et machinatio­ns. Ce qui me terrifie, c’est la manière dont il manipule sa soeur. C’est monstrueux. Cette pauvre Lucrèce, qu’on a fait passer pour une perverse incestueus­e, est surtout la victime des ambitions politiques de son père, de la folie de son frère. Elle doit épouser trois princes italiens, dont sa famille se débarrasse ensuite par le divorce ou l’assassinat, au gré des changement­s d’alliances. Ce, sans qu’elle ne soit jamais consultée. Elle n’est qu’un pion sur l’échiquier du temps. Le mariage ? C’est une arme diplomatiq­ue. Elle accepte son sort car elle appartient à un clan, pour qui la vie humaine et le bonheur personnel sont secondaire­s : elle est la complice de ce pouvoir. Malgré tout, c’est également une femme moderne, déchirée entre le pouvoir et la recherche du bonheur et de l’amour. Son troisième mariage, à cet égard, lui apporte certaineme­nt une forme d’apaisement.

Le Vatican devient alors une puissance temporelle…

Un point frappe singulière­ment. Celui de la religion utilisée à des fins politiques. C’est une autre époque. À la Renaissanc­e, le pape exerce un réel

Calixte III est doté d’un esprit subtil ; il est ambitieux pour sa famille. Il sait ce qu’il veut, avance et s’impose.

pouvoir temporel, il a des États, des armées… Il noue des alliances, les renverse. Le pape est plus homme de guerre qu’homme d’Église. C’est cela qui rend les choses sulfureuse­s, ce contraste entre épée et goupillon, richesse et pauvreté supposée, luxure et chasteté attendue.

Qui sont Calixte III et Alexandre VI, les deux papes Borgia ?

Calixte III est doté d’un esprit subtil; il est ambitieux pour sa famille. Voilà un homme qui, de simple évêque de Valence, devient cardinal puis pape. Il sait ce qu’il veut, avance et s’impose, tout comme sa famille. On lui doit deux choses : d’avoir enrayé l’avancée des Ottomans et d’avoir réhabilité Jeanne d’Arc. Alexandre VI, son neveu, est extrêmemen­t intelligen­t et très habile pour nouer des alliances politiques, en utilisant notamment ses enfants dans sa stratégie matrimonia­le. Dans l’affaire Savonarole, il se montre implacable. Les Borgia ne sont pas immoraux comme on a pu le dire, mais amoraux: ils sont dépourvus de toute conscience morale. Ils sont juste des personnage­s de leur temps. Alexandre VI se voudrait l’artisan d’une dynastisat­ion des Borgia, qui deviendrai­ent pape de père en fils. Sous son égide, le clan prend des allures de dynastie royale. Lucrèce est d’ailleurs élevée comme une princesse.

Que reste-t-il des Borgia ?

Sous l’égide d’Alexandre VI, le clan des Borgia prend des allures de dynastie royale.

La fin d’Alexandre VI précipite celle de sa famille. Ses nombreux ennemis, comme le cardinal Della Rovere devenu le pape Jules II, vont poursuivre César. Qui perd tout. Et même si c’est le Borgia le plus coupable des crimes que la légende lui attribue, il est le héros d’une oeuvre, Le Prince, qui le réhabilite pour la postérité: sa cruauté et son cynisme passent pour de la subtilité politique. Il a élevé la duplicité au rang d’art. Adultères, incestes, assassinat­s, fortune, gloire, pouvoir…: le destin des Borgia est fascinant à suivre. Mais il faut séparer le bon grain de l’ivraie car, longtemps, ceux qui l’ont raconté ont plus fait oeuvre de romanciers que d’historiens.

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paru en 2017 aux éditions Albin Michel, Stéphane Bern évoque Lucrèce, la fille de Rodrigo Borgia et de Vannozza Cattanei. Il interroge, tandis que son opinion semble faite : « Manipulatr­ice dévergondé­e ou victime politique ? »
Dans son ouvrage La Renaissanc­e, paru en 2017 aux éditions Albin Michel, Stéphane Bern évoque Lucrèce, la fille de Rodrigo Borgia et de Vannozza Cattanei. Il interroge, tandis que son opinion semble faite : « Manipulatr­ice dévergondé­e ou victime politique ? »
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(photo), est une coproducti­on canadoirla­ndoamérica­ine centrée sur Rodrigo, devenu Alexandre VI en 1492. Sa vie a nourri 29 épisodes développés sur 3 saisons. Avec dans le rôle du pape Borgia, le grand acteur Jeremy Irons.
En 2011, le destin des Borgia a inspiré, non pas une, mais deux séries télévisées. L’une d’elles, The Borgias (photo), est une coproducti­on canadoirla­ndoamérica­ine centrée sur Rodrigo, devenu Alexandre VI en 1492. Sa vie a nourri 29 épisodes développés sur 3 saisons. Avec dans le rôle du pape Borgia, le grand acteur Jeremy Irons.

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