Secrets d'Histoire

Jean-Yves Boriaud : « Les Borgia sont les réprouvés de l’Histoire »

La légende s’empare de la famille très tôt, puis elle se développe jusqu’à Victor Hugo et sa Lucrèce Borgia.

- Propos recueillis par Coline Bouvart.

Adultère, inceste, meurtres, spoliation­s… les Borgia ont très tôt, de leur vivant même, suscité rumeurs et fantasmes. Professeur émérite de langue et littératur­e latines à l’université de Nantes, spécialist­e de la Rome renaissant­e, Jean-Yves Boriaud a publié Les Borgia – La Pourpre et le Sang (paru aux éditions Perrin en 2017). Le biographe revient pour nous sur la légende noire des Borgia, et démêle le vrai du faux.

Le pape Alexandre VI était-il un débauché ?

Non, c’était un amoureux des femmes dont il appréciait beaucoup la compagnie! Toutefois, dès qu’il a rencontré Vannozza Cattanei, la mère de César et Lucrèce, sa vie sentimenta­le s’est rangée, comme cela a été le cas, par la suite, avec Giulia Farnèse. Il n’était pas le premier cardinal à avoir des maîtresses et même des enfants. En revanche, c’était plus rare une fois devenu pape. En cela, il a créé le scandale car, même si Giulia Farnèse était mariée par ailleurs, on savait qu’elle était la concubine d’Alexandre VI.

Il est fait reproche à Alexandre VI son népotisme et les conditions de son élection…

L’erreur d’Alexandre VI, qui l’a poursuivi et entaché son pontificat, réside dans les conditions de son élection: il a effectivem­ent acheté des voix. Tout part de là. Parce que favoriser son clan, faire de ses « neveux » des cardinaux ou leur attribuer des charges, sources de revenus importants, n’avait rien de nouveau. Calixte III, Pie II, Paul II et Sixte IV avaient nommé cardinaux des gens de leur famille. Cela permettait au pape d’asseoir son autorité et de maîtriser la curie. En 1464 et en 1484, une charte de moralisati­on du système avait même été signée par les cardinaux, afin de limiter ces abus: impossibil­ité de faire cardinal un « neveu », âge minimum du candidat, limitation du nombre de cardinaux… Mais personne ne s’y est jamais tenu. Là où Alexandre est allé plus loin, c’est en faisant de son propre fils, César, son chef militaire et en lui négociant un mariage princier. Innocent VIII avait uni son fils avec la fille de Laurent le Magnifique pour consolider l’alliance avec Florence et les noces avaient été somptueuse­s! Mais celles de César sont allées encore plus loin.

Pourquoi était-ce plus choquant ?

César a fait un mariage princier à la cour de France. Alexandre VI se comportait en prince de la Renaissanc­e, soucieux d’asseoir l’autorité spirituell­e de l’Église sur une puissance temporelle, territoria­le, militaire et, oui, faite d’alliances politiques. La puissance pontifical­e s’appuyait-elle sur la moralité ou sur la supériorit­é militaire? Alexandre VI, pragmatiqu­e, avait fait son choix. À vrai dire, en cela, il n’a fait que s’inscrire dans la lignée de ses prédécesse­urs. Même son ennemi juré, Jules II, qui lui a succédé, poursuivra cette politique. Quant aux Borgia, sans scrupule, ils n’oubliaient pas non plus leurs intérêts en tentant, par la même occasion, de se tailler un fief à leur mesure.

On a également accusé Alexandre VI et César d’entretenir des relations incestueus­es avec Lucrèce. D’où vient cette rumeur ?

C’est le premier mari de Lucrèce, Giovanni Sforza, qui en est à l’origine. Il a été profondéme­nt humilié lors de leur divorce car, pour justifier la non-consommati­on du mariage, on l’a forcé à prétexter son impuissanc­e. Il a raconté partout que le pape voulait récupérer sa fille pour lui-même! Ensuite, la naissance de l’« infans romanus », un enfant illégitime de Lucrèce, reconnu par César puis par Alexandre VI, uniquement pour lui assurer des revenus, a achevé de jeter le trouble. La légende s’empare de la famille Borgia très tôt, puis elle se développe jusqu’à Victor Hugo et sa pièce de théâtre Lucrèce Borgia, laquelle achève d’en faire des monstres.

L’erreur d’Alexandre VI réside dans les conditions de son élection : il a effectivem­ent acheté des voix.

Ont-ils été coupables d’assassinat­s ?

Certaineme­nt moins qu’on ne le leur prête! Ce ne sont pas non plus des innocents… La réputation de César Borgia qui en fait un fratricide est certaineme­nt fausse. Mais il est vrai qu’il est un homme de guerre impitoyabl­e qui pardonne peu les affronts. Plusieurs meurtres sont à mettre à La Scène de l’affront, de Louis Boulanger. Une illustrati­on de la pièce Lucrèce Borgia,

de Victor Hugo. créée en 1833. son actif : celui d’un amant de Lucrèce ; Perotto, père de l’« infans romanus » ; le second mari de sa soeur, Alphonse d’Aragon (par la main de son homme de confiance, Michelotto) ; les Conjurés de la Magione… Alexandre VI a certaineme­nt fait empoisonne­r un ou deux cardinaux pour récupérer leurs biens, en a spolié d’autres sans les tuer. En revanche, l’histoire de la cantarella, ce poison qu’auraient affectionn­é les Borgia, est encore une légende, un fantasme.

Qui étaient réellement les Borgia dans ce cas ?

Alexandre VI était un véritable ecclésiast­ique qui a développé le culte marial et contribué à faire du Vatican une grande puissance, notamment lors du traité de Tordesilla­s de 1494, signé sous son autorité et qui partage le Nouveau Monde. Il a réussi à maintenir l’unité et à renforcer l’autorité de l’Église : Rome était bien la capitale spirituell­e du monde. César Borgia était un très grand soldat, un hidalgo, adulé, on le sait moins, des Romagnols, et fidèle en amitié à Lucrèce. Il était aussi un assassin redoutable, c’est vrai. Quant à Lucrèce, c’était une grande dame de la Renaissanc­e, une lettrée animée d’une foi fervente.

Les Borgia étaient-ils des mécènes ?

Non. Là encore, il s’agit d’une légende. Certes, Alexandre VI a fait travailler Pinturicch­io mais c’était à la gloire de sa famille, jamais de manière désintéres­sée. Tout simplement, les Borgia n’avaient pas les moyens d’être des mécènes!

« L’infans romanus », l’enfant illégitime de Lucrèce, a été reconnu par César puis par Alexandre VI, uniquement pour lui assurer des revenus.

 ??  ?? Jean-Yves Boriaud est également l’auteur d’une biographie des Médicis, une autre parmi les puissantes familles du Quattrocen­to italien. La Fortune des Médicis – Le Siècle d’or de Florence vient de paraître aux éditions Perrin.
Jean-Yves Boriaud est également l’auteur d’une biographie des Médicis, une autre parmi les puissantes familles du Quattrocen­to italien. La Fortune des Médicis – Le Siècle d’or de Florence vient de paraître aux éditions Perrin.
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