Le véritable d'Artagnan, par Jean-Christian Petifils
S’il est très éloigné de l’incontournable mousquetaire d’Alexandre Dumas, le vrai d’Artagnan est néanmoins un personnage aussi passionnant que surprenant, au caractère autoritaire et énergique. Charles de Batz-Castelmore de son vrai nom connaît ainsi un destin exceptionnel. Très apprécié du jeune Louis XIV, le capitaine de la compagnie des mousquetaires du roi devient vite un élément central de son règne, choisi pour les missions les plus délicates, comme l’arrestation de Fouquet. En 1673, sa mort tragique au siège de Maëstricht met un terme à sa carrière… mais il reprendra vie dans Les Trois Mousquetaires, deux siècles plus tard. Jean-Christian Petitfils, historien, docteur en sciences politiques, est l’auteur de plusieurs essais, ouvrages historiques et biographies, dont celles de Louis XIV (Tallandier, 2006) et d’Artagnan (Tallandier, 2010). Dernier ouvrage paru : Histoire de la France (Fayard, 2018).
Le seul portrait qu’on ait de lui est une gravure figurant en frontispice de ses Mémoires apocryphes, publiés en 1700 par le polygraphe Gatien Courtilz de Sandras et dans lesquels Alexandre Dumas viendra marauder pour écrire ses Trois Mousquetaires. Le front haut, les pommettes saillantes, le regard malicieux, le nez aquilin, la bouche petite mais bien dessinée, surmontée d’une moustache en virgule composent à notre héros un visage ouvert et sympathique. Ses cheveux naturels tombent longs et ondulés sur sa cuirasse d’apparat. L’ensemble lui confère une fière prestance et laisse deviner une silhouette frêle, nerveuse, énergique. Charles Ogier de Batz-Castelmore naquit en Gascogne vers 1611 d’une famille de marchands aisés, insidieusement agrégée à la noblesse. Prenant le nom plus prestigieux de sa mère – une Montesquiou de la branche d’Artagnan –, il quitta tout jeune le manoir familial près de Lupiac en Fezensac, et, comme nombre de ses compatriotes gascons, « monta » à Paris sous le règne de Louis XIII, à la recherche de l’aventure, de la fortune et de la gloire.
Embauché par Mazarin
Ses débuts sont mal connus. Il servit quelque temps dans la compagnie des mousquetaires du roi. Y connut-il Isaac de Portau (Porthos), Henri d’Aramitz (Aramis) ou Armand d’Athos d’Autevielle (Athos), dont les noms sont mentionnés par Courtilz ? C’est possible, mais nullement établi. Durant la régence d’Anne d’Autriche, le Premier ministre, le cardinal Mazarin, l’embaucha parmi ses « gentilshommes ordinaires » qui servaient d’agents de liaison et de renseignement, portant les plis les plus secrets, annonçant
les mouvements de troupes et l’informant de l’activité de ses ennemis. En 1652, il fut récompensé par le grade de lieutenant au régiment des gardes françaises et en 1655 par celui de capitaine. Trois ans plus tard, retournant chez les mousquetaires, il devint le responsable de la compagnie. Le jeune Louis XIV aimait beaucoup cette unité d’élite. Il la faisait manoeuvrer fréquemment dans la cour carrée du Louvre. Ayant eu l’occasion d’apprécier le dévouement de son chef, il lui confia plusieurs missions délicates, celle d’arrêter à Nantes le surintendant Fouquet en septembre 1661, de lui servir de geôlier durant sa détention et son procès à Angers, à la Bastille, au château de Vincennes, avant de le conduire en décembre 1664 au donjon de Pignerol.
De conquête en conquête
L’année suivante, d’Artagnan accompagna le contingent des troupes royales envoyées au secours des Hollandais, attaqués par les reîtres du féroce évêque de Munster, Bernard von Galen. Brève campagne militaire qui lui valut à son retour les fonctions de capitaine des petits chiens courant le chevreuil et surtout celles de capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires, « la plus belle charge du royaume » selon Jean-Baptiste Colbert, car elle impliquait, à l’instar des capitaines des gardes du corps du roi, une place éminente à la Cour. En 1667, durant la guerre de Dévolution, au cours de laquelle Louis XIV entreprit la conquête des Pays-Bas espagnols, il s’illustra aux sièges d’Armentières, de Tournai, de Douai et surtout de Lille, la grande place des Flandres, où se jetant volontairement au milieu de la mêlée, il fut blessé, nous dit la chronique, d’une « légère contusion ». En 1668, il entra aux côtés du Grand Condé dans Besançon, fière cité espagnole, qui avait capitulé. Une moins noble
tâche lui fut ensuite confiée : réprimer la révolte du Vivarais, où des paysans, endoctrinés par un petit seigneur local, avaient levé les armes contre l’autorité royale, pris la ville d’Aubenas et égorgé les consuls. Les insurgés furent défaits par les mousquetaires au village de Lavilledieu, et leur attroupement brutalement dispersé le 25 juin 1670. En novembre de l’année suivante, il fut chargé de conduire le comte de Lauzun au donjon de Pignerol. En 1672, au début de la guerre de Hollande, gratifié du brevet de maréchal de camp (l’équivalent de général de brigade), il reçut le gouvernement de la ville et châtellenie de Lille. L’ancien cadet de Gascogne s’était hissé ainsi au niveau des grands seigneurs et des maréchaux de France. Il pouvait être fier de sa réussite. Il trouva la mort héroïquement l’année suivante, le 25 juin 1673, au siège de Maëstricht, atteint d’une balle de mousquet à la gorge alors qu’il reprenait aux Hollandais une demi-lune, après un feu d’enfer et un sanglant corps-à-corps au cours duquel pas un seul de ses hommes n’avait reculé. Ajoutons qu’en 1659, il avait épousé une riche veuve de Bourgogne, Anne Charlotte Boyer de Chanlecy, baronne de Sainte-Croix. Il s’en était séparé quelques années plus tard, après la naissance de deux garçons. Mais ces renseignements et états de service n’épuisent pas le personnage. La correspondance du roi, de ses ministres, des ambassadeurs, les mémoires du temps, les lettres de Mme de Sévigné nous révèlent un serviteur du roi d’une totale loyauté, souvent complimenté pour son zèle et sa discipline et faisant preuve de courage et de détermination. Rien à voir par conséquent avec le héros des romans de cape et d’épée, violent, brouillon et superbe, à la recherche d’aventures, sa longue colichemarde lui battant les mollets.
Du caractère et du coeur
C’était aussi un homme de caractère, un chef qui entendait être obéi. Durant les quelques mois de son gouvernement de Lille, vieux soldat blanchi sous le harnois, il révéla sa nature ombrageuse et irascible, se querellant avec deux adjoints de Vauban, gouverneur de la citadelle, qui prétendaient ne dépendre que de ce dernier, le chevalier de Montgivrault, ingénieur des fortifications, et le sieur de la Vercantière, major de la place. Or d’Artagnan, à la vanité vite blessée, entendait être mis au courant de tout. Le service historique de la Défense possède quelques-unes de ses lettres, à l’orthographe fort savoureuse, où se révèle son tempérament vétilleux et chicanier, voulant toujours avoir le dernier
Il s’illustra aux sièges d’Armentières, de Tournai, de Douai et surtout de Lille, la grande place des Flandres, où se jetant volontairement au milieu de la mêlée, il fut blessé, nous dit la chronique, d’une « légère contusion ».
En 1672, au début de la guerre de Hollande, gratifié du brevet de maréchal de camp (l’équivalent de général de brigade), il reçut le gouvernement de la ville et châtellenie de Lille.
mot. Rapportant une scène d’explication avec Montgivrault, Vauban contait au ministre Louvois ses « emportements furieux contre lui jusqu’à dire partout qu’il le ferait jeter à bas du rempart, et tout cela accompagné de quantité de paroles injurieuses, vaines, vagues, inutiles et très peu décentes pour un homme de condition ». « Vous savez, ajoutait l’intendant Le Pelletier, comme M. d’Artagnan est entier et ferme dans ses résolutions. » Ces forts traits de caractère n’empêchaient pas notre ami d’Artagnan d’avoir de profondes qualités de coeur, tous ses contemporains l’ont souligné. Il se montra parfaitement prévenant et attentif à l’égard de ses prisonniers, Fouquet et Lauzun. « Il n’y avait rien à craindre de la malhonnêteté d’Artagnan, même pour ses ennemis, écrivait la Grande Mademoiselle, cousine du roi, car c’était un fort honnête homme et qui méritait bien l’estime et la confiance que le roi avait mises en lui. »
Les adieux au meilleur des Français
Sa mort Louis héroïque XIV fit plongea célébrer l’armée pour lui dans un service l’affliction. funèbre sous sa tente. « Madame, mandait-il à la reine, j’ai perdu Artagnan en qui j’avais la plus grande confiance et m’était bon à tout. » Plusieurs jours après la chute de Maëstricht, il évoqua encore sa mémoire « avec estime et douleur » et ses qualités exceptionnelles. Un officier des mousquetaires, Pierre Quarré d’Aligny, qui l’avait bien connu et lui vouait une véritable vénération, écrira dans ses Mémoires : « On a de la peine à trouver meilleur Français. » Même tonalité chez un bailli lillois, Michel-Ange de Woerden, qui voyait en lui « le meilleur des hommes, le plus intègre, le plus généreux, le plus fidèle, le plus cher des amis ». « Artagnan et la gloire ont le même linceul », avait écrit le poète Juliani de Saint-Blaise en guise d’oraison funèbre. Il ne pouvait prévoir que moins de deux siècles plus tard une autre gloire – purement romanesque – allait le faire sortir du tombeau et lui conférer l’immortalité.
« Madame, mandait-il à la reine, j’ai perdu Artagnan en qui j’avais la plus grande confiance et m’était bon à tout. »