Aigues-Mortes, août 1893, le massacre des Italiens
Àla fin du xixe siècle, la ville d’Aigues-Mortes vit une période de relative prospérité alors que le pays traverse une sévère crise économique. Grâce en partie à ses vignes plantées dans le sable salé, et de ce fait épargnées par le phylloxera, mais surtout grâce à ses immenses marais transformés en salines. Chaque été, des milliers de travailleurs saisonniers convergent en direction des fortifications dressées pour abriter les troupes de Louis IX, le fameux saint Louis, en partance pour la septième croisade. Des cohortes de chômeurs, de déclassés, les « trimardeurs », viennent prêter mainforte aux équipes de travailleurs de la région pour battre le sel à la pioche, le mettre en javelles, avant de le remonter à la brouette jusqu’aux aires de stockage (levage). Cette population remuante oblige les maires successifs à réclamer des effectifs de maintien de l’ordre sans jamais être entendus. Depuis plusieurs années, une partie de la main-d’oeuvre arrive d’Italie, principalement du Piémont et de Toscane. Les conditions de travail sont proches de l’enfer. On rejoint les marais en barque, à six, sept kilomètres des remparts, avec des provisions de pain pour trois semaines, l’eau potable, denrée très rare, arrive tiède à dos de mulet, on dort dans des baraques inhospitalières à même le sol. On pioche sous un soleil de plomb, attaqué par la poussière mordante soulevée par le mistral. Les altercations entre trimardeurs natifs d’Aigues-Mortes et ceux que l’on commence à traiter de « Ritals » sont nombreuses, exacerbées par l’extrême dureté du labeur. En cette matinée du 16 août 1893, il fait déjà 28 °C sur le marais de Fangouse où oeuvrent plus de 200 Italiens et une centaine de trimardeurs. Ces derniers n’arrivent pas à tenir la cadence et sont l’objet de quolibets de la part des Piémontais auxquels ils répondent par des coups d’épaule, des bousculades. Un Italien ôte alors sa chemise raidie par le sel qu’il rince dans le seau d’eau potable des Français. Une bagarre éclate, et plusieurs trimardeurs blessés rejoignent la ville où ils exhibent leurs plaies. Le bruit court que des natifs d’Aigues-Mortes ont été tués et la population se ligue malgré les démentis des gendarmes présents. En milieu d’après-midi, des dizaines d’Italiens sont pourchassés par des gens armés de fourches, de couteaux, de bâtons, de marteaux. Les escarmouches se poursuivent jusqu’à la nuit. Au matin du 17 août, une foule de plus de 300 trimardeurs fait mouvement vers les salines où sont regroupés les Italiens. Une cohorte de natifs d’AiguesMortes les rejoint. On bat le tambour pour la mobilisation, on crie « La chasse à l’ours est ouverte! », « Mort aux Italiens ». Les gendarmes sont débordés et ne parviennent plus à protéger les cibles de la vindicte. Le pogrom atteint son point culminant au lieu-dit des Quarante Sous. On tire des coups de fusil, on achève avec des pierres, des triques. Sept cadavres jonchent le sol, plusieurs blessés parmi la cinquantaine dénombrée ne survivront pas. Bien que le massacre ait été commis devant les forces de l’ordre et les élus locaux, la presse, à l’image du Monde illustré, ne désigne pas les coupables et les morts n’ont pas de nationalité : « Dans ces tristes événements, il y a eu huit morts et de nombreux blessés. Parmi ces derniers, une trentaine ont été soignés à l’hôpital Saint-Louis. » On inverse les faits, mettant en scène des hordes piémontaises agressant les ouvriers français en plein milieu de leur sieste. En Italie, alors alliée à l’Allemagne et à l’Autriche et concurrente de la France en Afrique du Nord, des foules compactes assiègent les bâtiments consulaires français. Les milieux diplomatiques vont jusqu’à évoquer des risques de guerre. Le procès des émeutiers a lieu en décembre 1893. 16 personnes comparaissent devant la cour d’Assises d’Angoulême, 15 trimardeurs et un Italien, Giovanni Giordano, sur lequel pèse une instruction téléguidée par le magistrat Léon Nadal dont personne ne veut se souvenir que lors d’un réquisitoire ancien, il n’hésitait pas à déclarer que « lorsque ce ne sont pas des Italiens qui portent des coups de couteau, on se sert d’armes de provenance italienne ». Malgré les aveux circonstanciés de plusieurs assassins, le jury populaire charentais prononce un scandaleux acquittement général. Pour l’historien Gérard Noiriel qui a consacré un ouvrage de référence à ce véritable pogrom (Le Massacre des Italiens, Fayard), « les principes universels de la justice ont été bafoués parce que les accusés et les victimes ont été définis, avant tout, par leur nationalité. »