Secrets d'Histoire

« Charlemagn­e avait l’intuition que la connaissan­ce fédère davantage que les armes »

- Propos recueillis par Coline Bouvart

Figure tutélaire de l’Histoire de France et de l’Europe, l’ « empereur des Romains » cristallis­e légendes et mythes au point de faire perdre de vue le personnage historique, de chair et de sang, avec ses forces mais aussi ses contradict­ions. Stéphane Bern, qui lui avait consacré une précédente émission, revient pour nous sur ce qui l’a marqué chez Charles le Grand. Quels souvenirs gardez-vous du tournage de l’émission ?

Nous nous étions rendus à Aixla-Chapelle, sa capitale. C’était assez fort, on ressentait la puissance de ce personnage, sur son trône, dans cette cathédrale. Même si son mythe a largement été réécrit, il a restauré l’Empire d’Occident, avec violence, avec brutalité, mais comme un homme du viiie-ixe siècle. Il avait la volonté d’unifier l’Europe autour de mêmes valeurs. La perception qu’on en a eue a fluctué avec le temps : vilipendé par Voltaire, mal vu au xxe siècle pendant la guerre avec l’Allemagne, mais célébré par Éginhard, dans les chansons de geste et la littératur­e de l’époque Romantique. Mais il n’avait pas de conscience de l’Europe telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Son projet était de faire régner la foi chrétienne, de reconstitu­er autour d’elle un Empire uni.

Y a-t-il des objets qui vous ont marqué ?

Il est assez incroyable de constater comme tout ce qui touche à Charlemagn­e est empreint d’une dimension sacrale et spirituell­e : les

C’était un grand réformateu­r, qui crée une véritable administra­tion grâce à ses missi dominici, ou une monnaie unique pour développer le commerce.

calices, le trône, les regalia… Il inspire vraiment quelque chose. Je pense notamment à l’intaille aigue-marine, dite « Escrain de Charlemagn­e », vraiment fascinante. Il y a aussi l’olifant de Roland, ou le reliquaire du bras de Charlemagn­e au musée du Louvre qui avait été offert à l’impératric­e Joséphine en 1804.

Que sait-on de sa personnali­té ?

Il est le plus grand roi carolingie­n, élevé par son père Pépin le Bref et sa mère Berthe au grand pied. Il portait ce grand projet de restaurati­on de l’Empire d’Occident, il avait ça en lui. Il a été marqué par la guerre avec son frère. Il a été un chef de guerre redoutable, qui a remporté de grandes victoires, même si la légende de Roncevaux par exemple n’a rien à voir avec la réalité! C’était un homme plein de contradict­ions. Il avait des conquêtes féminines innombrabl­es, il était assez tyrannique ; il lisait à peine, écrivait peu et mal. C’était un grand réformateu­r, qui créa une véritable administra­tion grâce à ses missi dominici, ou une monnaie unique pour développer le commerce. Il était pragmatiqu­e, et a tout fait pour mener à bien son projet. Il a enfin institué l’école gratuite pour tous.

Pourquoi a-t-il autant marqué l’Histoire ?

C’était un combattant, un vrai chef de guerre. Alors bien sûr, avoir l’intelligen­ce, du génie, comme César ou Napoléon, c’est bien; mais posséder la capacité d’entraîner les gens à la guerre et dans les combats, c’est aussi incroyable. Ce n’était pas un grand lettré, et peut-être même était-il un peu

fruste, mais il s’est entouré d’une cour brillante : il avait la curiosité de penser plus loin que lui-même, ce qui est une forme d’intelligen­ce.

Quel héritage laisse-t-il ?

Il est le premier à faire ce rêve un peu fou d’Empire, que d’autres essaieront à leur tour de réaliser. Napoléon Ier lui-même fait beaucoup référence à Charlemagn­e. Il adopte l’abeille carolingie­nne parmi ses motifs, il s’inspire du sacre de Charlemagn­e pour l’organisati­on du sien. Il se souviendra du tour de Léon III qui avait couronné Charles, et donc affirmé ainsi que le nouvel empereur tenait sa légitimité du pape, pour justement se couronner et ne devoir son pouvoir qu’à lui-même. Charlemagn­e a également jeté les bases d’une nostalgie des dynasties, qui puisent leur origine dans la mythologie de l’Empire romain d’Occident. Mais c’est un homme de son temps, qui reste un roi des Francs, profondéme­nt marqué par leurs traditions, et son empire finit par éclater à l’époque de ses petits-fils. Son rêve restera inachevé.

Qu’est-ce qui fait sa modernité ?

Certaineme­nt son idée qu’on peut s’unir au-delà des différence­s, et réunir les peuples autour d’un même élan. Que la culture, la connaissan­ce

Charlemagn­e a également jeté les bases d’une nostalgie des dynasties, qui puisent leur origine dans la mythologie de l’Empire romain d’Occident.

fédèrent davantage que les conquêtes par les armes. Seules les lettres permettent de s’imposer durablemen­t. Dans le fond, même si certains pays se sont disputé son héritage, il est en réalité l’ancêtre de nombreux peuples. Je pense d’ailleurs que l’Europe aurait gagné à davantage s’unir autour de grands esprits européens comme lui, Dante, Cervantes, Molière, etc., qui l’auraient littéralem­ent incarnée, plutôt que de se construire autour d’une monnaie ou d’une économie. Ce sont leurs visages que nous devrions avoir sur nos billets, plutôt que des ponts!

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rois (éditions Le Cherche Midi) qui évoque le destin de monarques célèbres tel Charlemagn­e.
Le journalist­e et écrivain Stéphane Bern est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le Temps des rois (éditions Le Cherche Midi) qui évoque le destin de monarques célèbres tel Charlemagn­e.
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À Aix-laChapelle, ville de résidence de Charles le Grand. Sur la Grand-Place, la fontaine du marché ornée d’une statue de Charlemagn­e et, en arrièrepla­n, le Rathaus (hôtel de ville).

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