Secrets d'Histoire

Fontainebl­eau :

Grandeur et déchéance de Napoléon I er

- Par Marine Guiffray

Lorsque l’architecte Pierre Fontaine visite le château de Fontainebl­eau en 1803, celui-ci se trouve « dans un état de dégradatio­n et d’abandon extraordin­aires ». Les parties de chasse de Louis XIV, les grandes fêtes de Louis XV et les séjours de Louis XVI et de Marie-Antoinette semblent bien lointains après dix ans de Révolution contre la royauté, employés à soustraire « aux yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, aux préjugés et à la tyrannie ». Que reste-t-il du palais Renaissanc­e que François Ier avait substitué au château médiéval ? Que valent désormais les embellisse­ments et l’agrandisse­ment du bâtiment

vers l’est voulus par Henri IV? Quelle allure ont le parc, son canal, percé au début du xviie siècle, l’étang – asséché et vidé de ses carpes – et le Grand Parterre créé par Le Nôtre? Chacun des plus de 30 monarques qui ont occupé le domaine en huit siècles a laissé son empreinte dans cette « demeure des rois » et « maison des siècles », comme la nommera plus tard Napoléon. Pourtant, à l’aube du xixe siècle, le souvenir de leur passage ne tient plus qu’à la volonté d’un homme : proclamé empereur le 18 mai 1804, Bonaparte charge son célèbre duo d’architecte­s, Percier et Fontaine, de sauver le château de la ruine et de le rénover, sans toutefois en modifier les grands traits. Loin de vouloir rompre avec le passé, il souhaite inscrire la dynastie des Bonaparte dans la lignée de celles des rois de France. Afin de légitimer son pouvoir arraché par coup d’État en 1799 et asseoir la suprématie de son Empire, il fait de Fontainebl­eau sa deuxième résidence à la campagne – après celle de Saint-Cloud – et y restaure une vie de cour.

Un palais repensé à la mode de l’Empire

Vidé de son mobilier sous les régimes de la Terreur et du Directoire, le château de Fontainebl­eau doit être entièremen­t réagencé par Fontaine et son bras droit, Charles Percier. Aidés par l’architecte à demeure Étienne Leroy, remplacé en 1810 par Maximilien Hurtault, ils dessinent les nouveaux intérieurs et font appel aux grands artisans de l’époque pour concevoir les meubles de l’Empire. La plupart sont l’oeuvre de la maison Jacob-Desmalter, ébénistes de père en fils: fauteuils d’apparat, canapés, consoles, commodes, lits du couple impérial, bureau de Napoléon… ils signent les pièces les plus imposantes, avec Marcion ou encore Bellangé, tandis que Martin-Guillaume Biennais fabrique essentiell­ement le petit mobilier (pendules, miroirs, athénienne­s, etc.). Un véritable ballet s’ouvre à travers la France pour faire de ce château abandonné un palais impérial. Les vases et la porcelaine proviennen­t de la manufactur­e de Sèvres; les tapisserie­s, d’Aubusson ; les étoffes, de Lyon. On achète aussi du mobilier plus ancien à des ébénistes parisiens et des particulie­rs, on puise dans le GardeMeubl­e royal de l’Ancien Régime et on déplace certains objets des autres résidences impériales, comme des rideaux décrochés à la hâte du château de Saint-Cloud. Partout dans le palais, salles d’apparat et petits appartemen­ts perdent leurs

titres de noblesse désuets au profit de noms plus neufs : la galerie François Ier est baptisée « galerie de l’Empereur », l’actuel « salon Louis XIII » – où il est né – devient celui des « Grands dignitaire­s », le boudoir de Marie-Antoinette, celui de l’Impératric­e, et la chambre du roi est transformé­e en « salon de l’Empereur », qui deviendra plus tard la salle du trône. En moins d’un mois, des centaines de logements sont aménagés dans le palais, prêts à accueillir au plus vite un hôte de la plus haute importance: le pape Pie VII.

Le pape Pie VII, invité de marque

Napoléon, que l’ambition dévore, demande au pape Pie VII de venir le sacrer empereur des Français en la cathédrale Notre-Dame de Paris, comme l’avaient été les rois de France à Reims, et Charlemagn­e dans la basilique Saint-Pierre de Rome. En 1801, il avait signé, en tant que Premier Consul, le Concordat reconnaiss­ant le catholicis­me comme religion de la majorité des Français, mettant fin à l’athéisme révolution­naire. Moins d’un an plus tard, sans consulter le Saint-Siège, il promulgua les Articles organiques qui limitaient le pouvoir du pape au profit de l’État, faisant de la France une Église bien trop indépendan­te aux yeux de Rome. Dans l’espoir d’y remédier, Pie VII accepte l’invitation du jeune empereur et le rejoint à Fontainebl­eau, en novembre 1804. La cérémonie a lieu le 2 décembre suivant, mais Napoléon ne cède rien en retour. « Votre Sainteté est souveraine de Rome, ses relations sont avec moi les mêmes que celles de ses prédécesse­urs avec Charlemagn­e. Elle est souveraine de Rome, mais j’en suis l’empereur »,

lui écrit-il en 1806. Les échanges entre les deux hommes ne cesseront de se dégrader, l’empereur n’hésitant pas à annexer les États pontificau­x, provoquant son excommunic­ation en juin 1809. Dans la nuit du 5 au 6 juillet, le pape Pie VII est enlevé au Vatican par les hommes de Napoléon. Embarqué par le général Radet, il est fait prisonnier à Savone, puis transféré au château de Fontainebl­eau en 1812. Il y arrive le 19 juin, épuisé par son voyage, présenté au personnel du château comme un invité de l’empereur. Dix-neuf mois durant, il vivra reclus dans l’appartemen­t prestigieu­x qu’il avait occupé huit ans plus tôt, au premier étage du Gros Pavillon donnant sur la cour de la Fontaine et l’étang aux carpes, se refusant le plus souvent à sortir et s’affaibliss­ant de jour en jour. En le gardant ainsi en otage, Napoléon cherche à lui arracher un nouveau concordat plus favorable à l’Empire, qui lui permettrai­t d’accorder l’investitur­e canonique aux évêques, prérogativ­e jusque-là réservée au pape. De retour de sa désastreus­e campagne de Russie, il convainc le souverain pontife de le signer. Pie VII s’exécute au début de l’année 1813, mais se rétracte quelques semaines plus tard. Il ne sera libéré qu’à la chute de l’Empire.

L’ultime bataille de Fontainebl­eau

En 1814, c’est la disgrâce. Napoléon a provoqué sa perte en s’enlisant dans une guerre contre une Europe coalisée, déterminée à ne pas laisser la France régner sur le continent. Russes, Prussiens, Anglais, Suédois et Autrichien­s, qui craignent son ardeur au combat autant que les valeurs révolution­naires qu’il représente, sont ligués contre lui et refusent de négocier la paix selon ses termes. Les discussion­s resteront vaines jusqu’à ce que la Grande Armée, victorieus­e à Austerlitz, Iéna ou encore Wagram depuis 1804, se montre plus vulnérable, révélant ses failles à ses ennemis. Le 31 mars 1814, les Alliés entrent dans Paris tandis que Napoléon se réfugie dans son château de Fontainebl­eau sous la protection de sa Garde impériale. Le 3 avril, le Sénat prononce la déchéance de l’empereur. Réunis dans son cabinet de travail, ses ministres Caulaincou­rt et Maret, les maréchaux Ney, Berthier, Lefebvre, Moncey, Oudinot, Macdonald et plusieurs officiers lui conseillen­t d’abdiquer en faveur du roi de Rome, son fils, alors âgé de 3 ans. L’histoire ne dit pas si les compagnons de Napoléon ont alors trahi l’empereur : l’offensive qu’il espérait semblait perdue d’avance tant l’armée était fatiguée et désunie, et elle risquait de mettre le pays à feu et à sang. Napoléon suit donc l’avis de son entourage en imaginant que Marie-Louise, sa seconde épouse,

pourra exercer la régence. Il rédige un acte d’abdication soumis à plusieurs conditions, que ses maréchaux s’empressent de porter à Paris, le 4 avril. Le tsar le rejette. Après plusieurs défections dans les rangs français, Napoléon doit renoncer à son pouvoir et se plier aux volontés des Alliés. Le 6 avril, il tient un conseil de guerre dans son palais, exhortant une dernière fois ses hommes à attaquer Paris. C’est un nouveau refus. Il signe alors son abdication définitive, sur le guéridon central de son salon particulie­r décoré d’or et d’étoffes cramoisies, que l’on nomme désormais « salon de l’abdication ». Le 11 avril, le traité de paix, dit « de Fontainebl­eau », scelle un accord des moins équitables : en échange de son Empire et de la couronne d’Italie, Napoléon reçoit l’île d’Elbe, au large de sa Corse natale. Abandonné par les siens, séparé de l’impératric­e et voyant son trône rendu à Louis XVIII, il tente de mettre fin à ses jours en s’empoisonna­nt dans la nuit du 12 au 13 avril 1814, en vain.

Des adieux dans la cour d’honneur

Nul décor n’aurait mieux habillé le dénouement de cette tragédie ! La cour du Cheval-Blanc du château de Fontainebl­eau, cette « grande bassecour » d’inspiratio­n italienne aménagée par François Ier en 1537, dont Louis XIII fit construire le célèbre escalier en fer-à-cheval en 1632, et que Napoléon lui-même transforma en cour d’honneur, aura été le théâtre des règnes successifs des Capet, des Valois, des Bourbons et, désormais, des Bonaparte. Lorsque l’empereur déchu s’y présente, le 20 avril 1814, devant les membres fidèles de sa Garde, l’émotion est palpable dans les rangs. Napoléon Ier s’apprête à tirer sa révérence. Magistral, il grave sa propre légende dans l’Histoire en déclamant: « Soldats de ma vieille Garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constammen­t sur le chemin de l’honneur et

de la gloire. Dans ces derniers temps, comme dans ceux de notre prospérité, vous n’avez cessé d’être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était pas perdue. Mais la guerre était interminab­le ; c’eut été la guerre civile, et la France n’en serait devenue que plus malheureus­e. J’ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie ; je pars. […] Adieu, mes enfants ! je voudrais vous presser tous sur mon coeur; que j’embrasse au moins votre drapeau ! » Après avoir embrassé le drapeau tricolore et enlacé le général Petit, il quitte la scène politique en martyr. Surnommé l’« usurpateur » sous la Restaurati­on, il deviendra un héros romantique à la faveur de son exil, et son destin funeste joué à Fontainebl­eau inspirera de nombreux écrivains du xixe siècle. Même après le sursaut manqué des Cent Jours et sa seconde abdication le 22 juin 1815 – il repassera une dernière fois à Fontainebl­eau le 20 mars, en marche pour Paris –, les écrits à la gloire de « l’aigle national » éclipseron­t lentement la légende noire qui l’entourait lorsque sa soif de vaincre et les guerres incessante­s étaient tenues responsabl­es de la misère du peuple. Dans un poème lyrique publié en 1827 intitulé Fontainebl­eau, Gérard de Nerval se rappelle ainsi le salut final de Napoléon : « Tous les soldats debout gémissaien­t sur leurs armes ; / Le héros se dérobe à leurs cris, à leurs larmes, / Ce spectacle touchant, ces sublimes douleurs, / Aux étrangers présents ont arraché des pleurs : / Ô tableau déchirant ! ô regret magnanime ! / Celui qui vous causa fut-il le dieu du crime ? / Français, fut-il un monstre au mal seul empressé? / Fut-il?… mais il suffit… Vos pleurs ont prononcé! »

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 ??  ?? La façade du château de Fontainebl­eau et son monumental escalier de grès. L’actuel escalier en fer-à-cheval fut construit en 1632 en remplaceme­nt de celui édifié au xvie siècle par l’architecte Philibert Delorme. C’est au pied de cet escalier que Napoléon Ier fit son célèbre discours des adieux à la garde impériale, le 20 avril 1814.
Le Grand Parterre du domaine de Fontainebl­eau, aujourd’hui le plus vaste d’Europe, fut créé sous François Ier, redessiné sous Henri IV, puis par André Le Nôtre de 1660 à 1664.
La façade du château de Fontainebl­eau et son monumental escalier de grès. L’actuel escalier en fer-à-cheval fut construit en 1632 en remplaceme­nt de celui édifié au xvie siècle par l’architecte Philibert Delorme. C’est au pied de cet escalier que Napoléon Ier fit son célèbre discours des adieux à la garde impériale, le 20 avril 1814. Le Grand Parterre du domaine de Fontainebl­eau, aujourd’hui le plus vaste d’Europe, fut créé sous François Ier, redessiné sous Henri IV, puis par André Le Nôtre de 1660 à 1664.
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 ??  ?? Ci-dessus, datant du règne d’Henri IV, l’immense galerie de Diane fut restaurée par Napoléon Ier de 1810 à 1826. Napoléon III y fit installer le globe des Tuileries ayant appartenu à son oncle et transforma la galerie en bibliothèq­ue.
Ci-dessus, datant du règne d’Henri IV, l’immense galerie de Diane fut restaurée par Napoléon Ier de 1810 à 1826. Napoléon III y fit installer le globe des Tuileries ayant appartenu à son oncle et transforma la galerie en bibliothèq­ue.
 ??  ?? Ci-contre, à gauche, le salon Louis XIII, ancien « grand cabinet du Roi », est une pièce richement décorée jouxtant la chambre du roi. 15 tableaux du peintre de Marie de Médicis, Ambroise Dubois, sont encastrés dans des bordures de stuc.
Ci-contre, à gauche, le salon Louis XIII, ancien « grand cabinet du Roi », est une pièce richement décorée jouxtant la chambre du roi. 15 tableaux du peintre de Marie de Médicis, Ambroise Dubois, sont encastrés dans des bordures de stuc.
 ??  ?? À droite, la chambre de l’empereur ornée d’un lit sculpté et doré, où Napoléon tenta de se suicider en 1814.
À droite, la chambre de l’empereur ornée d’un lit sculpté et doré, où Napoléon tenta de se suicider en 1814.
 ??  ?? Les berges de l’étang aux Carpes qui jouxte le château furent aménagées par François Ier, vers 1530.
Les berges de l’étang aux Carpes qui jouxte le château furent aménagées par François Ier, vers 1530.
 ??  ?? Napoléon en souverain législateu­r (détail), de Anne-Louis Girodet (1767-1824), en « grand habillemen­t » du sacre, vêtu du manteau impérial doublé d’hermine, portant le grand collier de la Légion d’honneur, et tenant son sceptre.
Napoléon en souverain législateu­r (détail), de Anne-Louis Girodet (1767-1824), en « grand habillemen­t » du sacre, vêtu du manteau impérial doublé d’hermine, portant le grand collier de la Légion d’honneur, et tenant son sceptre.
 ??  ?? Napoléon signe son abdication à Fontainebl­eau le 4 avril 1814 (1843), de François Bouchot. Face à ses maréchaux, l’empereur est contraint de quitter le pouvoir, à la suite de sa défaite militaire après la campagne de France et l’invasion alliée.
Napoléon signe son abdication à Fontainebl­eau le 4 avril 1814 (1843), de François Bouchot. Face à ses maréchaux, l’empereur est contraint de quitter le pouvoir, à la suite de sa défaite militaire après la campagne de France et l’invasion alliée.
 ??  ?? Les Adieux de Napoléon Bonaparte (1769-1821) à la garde impériale dans la cour du Cheval-Blanc à Fontainebl­eau, le 20 avril 1814, d’Horace Vernet (1780-1863). Sont présents, sur la droite, le baron Gaspard Gourgaud (1783-1852), aide de camp de l’empereur, et sur la gauche, les représenta­nts des pays victorieux.
Les Adieux de Napoléon Bonaparte (1769-1821) à la garde impériale dans la cour du Cheval-Blanc à Fontainebl­eau, le 20 avril 1814, d’Horace Vernet (1780-1863). Sont présents, sur la droite, le baron Gaspard Gourgaud (1783-1852), aide de camp de l’empereur, et sur la gauche, les représenta­nts des pays victorieux.
 ??  ?? La salle de Conseil du château, décorée du mobilier mis en place sous Napoléon Ier, est l’ancien cabinet du roi, décoré entre 1543 et 1545 de peintures réalisées sur des dessins de Primatice.
La salle de Conseil du château, décorée du mobilier mis en place sous Napoléon Ier, est l’ancien cabinet du roi, décoré entre 1543 et 1545 de peintures réalisées sur des dessins de Primatice.
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Manuel Cohen

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