« Ma vie au carmel »
La vie au carmel est rude mais l’ambition de Thérèse est d’accéder à la sainteté en effectuant les tâches les plus serviles. Enfin à sa place dans ce monde enclos régi par la prière et le silence, la petite fille hypersensible devient une jeune femme épanouie. Poussée par sa soeur élue prieure, elle se lance dans l’écriture d’Histoire d’une âme.
Par Virginie Girod
Le 9 avril 1888, les portes du couvent se referment sur Thérèse. Elle n’entend pas le bruit des gonds tant son coeur bas fort et résonne jusque dans ses tempes. Derrière le huis clos, son « roi chéri », Léonie et Céline pleurent, mais la jeune fille de 15 ans sent une vague de sérénité l’envelopper. Les 26 carmélites l’accueillent chaleureusement. Pauline et Marie, soeur Agnès de Jésus et soeur Marie du Sacré-Coeur en religion, l’embrassent avec la même tendresse qu’au temps où elles vivaient aux Buissonnets. L’austère prieure, Marie de Gonzague, lui sourit. Thérèse se sent enfin à sa place. Alors qu’elle visite les lieux, elle s’écrit extatique en son for intérieur « C’est pour toujours, toujours, que je suis ici ! » L’abnégation d’une future sainte Les débuts au carmel sont difficiles. Les bâtiments sont froids, la nourriture peu abondante et fade, les sautes d’humeur des vieilles moniales sont parfois redoutables mais rien ne surprend l’adolescente. Elle imaginait sa vie précisément ainsi et se complaît dans les petites douleurs du quotidien. Plus Thérèse souffre, plus elle jouit d’imiter Jésus et de sauver des âmes par ses prières enfiévrées. Son directeur de conscience, le père Pichon, l’encourage en lui assurant que l’amour du Seigneur fait d’elle un petit ange. Thérèse jubile. La reconnaissance de sa ferveur donne un sens à sa vie. Mais les jours passant, Thérèse reprend vite son rôle habituel de petite dernière à tel point qu’audehors, il se murmure qu’elle est le « joujou » de sa communauté, ce qu’elle dément avec ardeur dans ses Mémoires! Certes, Pauline et Marie veillent discrètement sur elle mais d’autres soeurs prennent plaisir à l’aider dans ses tâches. Bien que pleine de bonne volonté, Thérèse, toujours choyée et assistée, ne sait guère manier l’aiguille et se montre souvent maladroite. Au contraire, d’autres soeurs plus querelleuses la tourmentent en la houspillant. La jeune fille, christique, pardonne tout, sourit en permanence, fait rire tout le monde par ses douces espiègleries, assiste l’aînée des soeurs, si vieille qu’elle tient à peine debout, et gagne bientôt l’affection de toutes les carmélites. Marie de Gonzague ne tarit pas d’éloges sur sa nouvelle recrue mais se montre particulièrement dure avec elle pour
le plus grand bonheur de la petite. À chaque fois que la jeune fille croise la Mère supérieure, elle est obligée de se mettre à genoux et de baiser le sol en signe d’humilité… L’humiliation est un moyen utilisé par la prieure pour rendre l’âme simple de Thérèse encore plus docile et lui faire gagner – sans avoir pu l’anticiper – ses galons de sainte. N’ayant pas la puissance mystique de Thérèse d’Avila, la réformatrice de son ordre, la petite Martin va en effet rechercher la sainteté orgueilleusement souhaitée dans l’amoindrissement de son être. Tristesse et dévotion La période du postulat passée avec succès, Thérèse commence son noviciat le 10 janvier 1889, quelques jours après son seizième anniversaire. Son père, présent à la cérémonie, la conduit à l’autel comme une mariée où elle devient soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus. La jeune fille est resplendissante dans sa robe blanche, dernier vestige de coquetterie avant de prendre la robe de bure marron et le voile blanc des novices. Douze jours plus tard, Louis est interné à l’asile du Bon Sauveur à Caen. Cela fait suite à une première crise de démence qui avait conduit le pauvre homme à prendre la fuite des Buissonnets pendant plusieurs jours en juin 1888. Une artériosclérose cérébrale lui ronge l’esprit. La jeune fille souffre terriblement de voir son « roi chéri » perdre la raison. À Lisieux, les mauvaises langues racontent qu’il est devenu fou après avoir vu quatre de ses filles entrer en religion. La benjamine des Martin se console en priant une image de la Sainte-Face dont les traits lui évoquent ceux de son père. En souvenir de ces temps difficiles, elle se fera désormais appeler soeur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. La jeune religieuse comprend que la vision qu’elle a eue enfant de son père traversant en titubant le jardin des Buissonnets, le visage couvert par un linge, était un avertissement de Dieu pour la préparer à la déchéance de celui-ci. Peu importe que son chemin soit semé d’épines, Thérèse poursuit son ambition: devenir une sainte. Elle lit les Évangiles avec assiduité et se
transforme en petite fée du quotidien. Elle entreprend ainsi, par mille petits gestes invisibles, de faciliter la vie des soeurs. L’une d’elles laisse traîner une cape? Elle la plie et la range sans dire que c’est son oeuvre. Une autre est malade ? Elle la veille et prend soin d’elle. Les journées passent et se ressemblent. Thérèse se lève à 4h45 et prie seule puis en groupe pendant trois heures. Nombreux sont les matins où elle s’endort dans le silence de la chapelle, mais elle est convaincue que Dieu aime ses servantes endormies comme les parents adorent veiller leur bébé assoupi. À 10 heures, elle déjeune en écoutant une lecture liturgique. Pendant tout l’après-midi, les séquences de travail et de prières se succèdent. Seules deux heures de récréation permettent aux carmélites de briser le silence et de deviser gaiement entre elles dans la seule salle chauffée.
Histoire d’une âme
Le 8 septembre 1890, Thérèse prononce ses voeux définitifs entre les mains de Marie de Gonzague. Elle peut enfin poser sur ses cheveux le voile noir des carmélites confirmées. Lorsque sa soeur Pauline est élue prieure du couvent en 1893, la jeune carmélite devient l’assistante de l’ancienne prieure passée maîtresse du noviciat. Cette fonction lui permet d’écrire des cantiques, des prières, des poèmes mais aussi des saynètes qu’elle interprète les jours de fête. L’année suivante, Céline se présente au parloir avec leur père en fauteuil roulant. Les soeurs Martin voient leur « roi chéri » diminué, presque incapable de parler. Toutes comprennent qu’il est venu leur dire adieu. À défaut de mots, Louis lève un index vers le ciel: « nous nous reverrons là-haut », affirme-t-il muettement. Il s’éteint le 29 juillet 1894. Restée seule aux Buissonnets, Céline décide de prendre à son tour le chemin du carmel. Malgré sa peine, Thérèse continue à divertir ses soeurs aux récréations. Elle fait de ses souvenirs d’enfance des récits trépidants que les autres écoutent comme des feuilletons. Charmée par la volubilité de sa petite soeur, Pauline lui demande d’écrire ses Mémoires. À seulement 22 ans, Thérèse craint de ne pas être à la hauteur mais son aînée, reprenant son rôle de prieure, insiste. Elle lui laisse un an pour écrire son oeuvre sur son temps de travail personnel. La mère des carmélites ignore qu’elle vient de donner naissance à un best-seller mondial qui ouvrira à sa benjamine la voie de la canonisation. Assise devant le petit écritoire de sa cellule monacale, les doigts engourdis par le froid du mois de janvier 1895, Thérèse commence à noircir les pages d’un grand cahier: « C’est à vous ma Mère chérie, à vous qui êtes deux fois ma Mère, que je viens confier l’histoire de mon âme… »