Secrets d'Histoire

Martinique, 1934 : Aliker, le journalist­e assassiné

- Par Didier Daeninckx

Des hommes enlèvent André Aliker, rédacteur en chef du journal Justice, organe du Groupe Jaurès, le 1er janvier 1934. Aliker, issu d’une famille nombreuse d’ouvriers agricoles, gagne surtout sa vie en tenant une épicerie de Fort de France. Ses kidnappeur­s l’assomment, le ligotent et le jettent au large depuis une embarcatio­n. L’ancien poilu engagé volontaire qui, au front, se portait disponible pour les missions les plus périlleuse­s parvient à se défaire de ses liens et rejoint le rivage à bout de forces. Les enquêteurs n’identifien­t pas ses agresseurs et classent l’affaire dans la rubrique « agression, coups et blessures ». Aliker sait de quoi il retourne et écrit à ses frères: « Aubéry a mis ma tête à prix. » Le commandita­ire désigné est un des hommes les plus puissants de la Martinique. Ingénieur dans l’industrie sucrière, Eugène Aubéry a épousé la fille du patron, un béké comme on appelle les descendant­s des premiers colons blancs. Il règne sur le domaine agricole de Lareinty où des ouvriers misérables broient des tonnes de cannes à sucre et où il a fait édifier un château Art déco qui porte son nom tout comme la mosaïque du perron est marquée de ses initiales E.A.

Alors que la crise bat son plein, que les salaires sont amputés, que la faim taraude une partie de la population antillaise, André Aliker publie une série d’articles dans lesquels il accuse Aubéry de fraude fiscale, de captation d’argent public, de corruption d’hommes politiques, de magistrats, n’hésitant pas à évoquer sa responsabi­lité dans l’assassinat de Des Étages et

Zizine, deux conseiller­s généraux disparus tragiqueme­nt quelques années plus tôt. Il reçoit alors d’alléchante­s propositio­ns de la part du gendre d’Aubéry, des tentatives d’achat de conscience qu’il révèle dans son journal. Et il s’appuie sur une documentat­ion irréfutabl­e que lui fournit l’ancien homme de confiance d’Aubéry, Emmanuel de Lacoste, entré en conflit avec son associé. Aliker révèle ainsi qu’Aubéry a acheté le magistrat qui enquêtait sur ses activités, avec un chèque de 200000 francs. L’onde de choc atteint le personnel politique métropolit­ain comme le député Frossard et le sénateur Lémery qui sera, fin 1934, un éphémère ministre de la Justice.

Un peu plus d’une semaine après la première tentative de meurtre, le 12 janvier 1934, le corps d’André Aliker est rejeté par les flots sur la plage de Fond Bourlet près de la commune de CasePilote. Bien que la victime soit bâillonnée, que ses poignets soient attachés dans le dos, les enquêteurs évoquent d’abord la thèse du suicide. Le juge d’instructio­n Duchemin entend des dizaines de témoins et parvient à placer en garde à vue deux hommes de main, Darcy Moffat et Melon. Il est si près de la vérité qu’on lui retire le dossier avant de le muter en Afrique. A contrario, son successeur utilise toutes les subtilités du droit pour diluer l’enquête. Le procès est dépaysé. Il s’ouvre en janvier 1936 à Bordeaux. La famille d’Aliker a fait citer Eugène Aubéry et son gendre corrupteur, s’engageant à payer leurs frais de voyage, mais ils ne se présentent pas pour les débats et se voient condamnés à 200 francs d’amende, une peccadille. Moins de dix personnes témoignero­nt sur les 500 dont les noms sont inscrits dans le dossier. L’avocat de la famille Aliker évoque le premier juge d’instructio­n muté alors qu’il s’apprêtait à convoquer Aubéry. Emmanuel Aliker, grand blessé de guerre, un bras en moins, une oreille arrachée, un oeil crevé témoigne, suscitant l’émotion avant que l’avocat général ne mette en doute la réalité des faits : « Êtes-vous sûrs qu’Aliker ait été assassiné? Il est mort par submersion, c’est tout ce qu’on peut dire. »

Les jurés prononcent un non-lieu à l’endroit des deux seuls accusés qui ressortent libres du tribunal. Apprenant le verdict, Marcel, un autre frère du journalist­e tué, braque un pistolet sur Aubéry dans une rue de Fort de France mais l’arme s’enraye. On le juge dans la foulée. Des milliers d’ouvriers se pressent devant le tribunal qui, sous la pression, le relaxe. Il est porté en triomphe dans les rues de la ville. Un autre frère, Pierre, médecin et ami d’Aimé Césaire, décide, lui, de rendre hommage à André Aliker d’une autre manière en ne portant que des habits blancs en signe de deuil. Il ne dérogera jamais à cet engagement qui disait la présence du directeur du journal Justice à travers le monde. Une promesse qu’il tiendra pendant 77 ans jusqu’à sa disparitio­n à l’âge de 106 ans.

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Un article paru en 1936 dans l’hebdomadai­re engagé Regards dénonce l’affaire André Aliker et les dérives colonialis­tes.

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