Longwood ! Morne quotidien !
Le domaine de Longwood est une prison à ciel ouvert conçue pour périr d’ennui. Napoléon y lutte contre un ennemi invisible : la dépression. Malgré le maintien de l’étiquette, la Cour en exil est morose, les dîners tristes, les promenades surveillées… Avec l’aide de Las Cases, Napoléon tue le temps en élaborant son mythe pour la postérité.
Comme tous les soirs, le personnel de Longwood allume les chandeliers. Jamais à la même heure cependant afin de briser la monotonie des jours sans but. Ce soir le dîner sera servi à 19 heures, demain à 20 heures, le surlendemain, on ne sait pas encore. Tout dépendra de l’humeur de l’empereur. Enfin, l’empereur… pour les Anglais, il n’est plus que le général Bonaparte mais le Corse se refuse à abandonner l’étiquette. Pas question que ce qu’il reste de sa Cour cède à une camaraderie de caserne. Ses proches prennent place à table dans la touffeur nocturne. Les bougies trop nombreuses rendent l’air chaud et collant.
Comme tous les soirs, les officiers dînent en grande tenue, les dames en décolleté. Chacun dans la journée a dû passer ses habits au fer pour en faire sortir l’humidité et tuer les moisissures qui gangrènent la soie et le velours. Malgré les convenances respectées, le dîner est rarement joyeux. Le général de la garnison de SainteHélène, George Bingham, témoigne de l’atmosphère sordide de la salle à manger. Bien que la table soit garnie de volailles, de poissons, de fruits et de légumes en provenance d’Angleterre ou d’Afrique du Sud accommodés par le talentueux cuisinier Pierron, les courtisans exilés se plaignent à voix basse de la médiocrité des mets et des mauvais vins. Napoléon, quant à lui, ingur
gite son dîner à la hâte sans se donner la peine de faire la conversation. Manger serait-il son dernier plaisir ? Peut-être si l’on en croit son embonpoint. Après un repas copieux expédié en 40 minutes, les invités passent au salon. Madame de Montholon s’installe au piano mais les fausses notes sorties de son gosier blessent davantage les oreilles qu’elles ne les divertissent. Mieux vaut écourter le calvaire en jouant aux cartes. Puis chacun rentre dans sa chambre. Les convives de passage quittent Longwood munis de leur laissez-passer afin de franchir la guérite où les soldats de la perfide Albion restent en faction. Et le lendemain, tout recommencera. Napoléon est le Sisyphe de l’ennui. Lorsque le soleil se lèvera dans cet infernal climat tropical, les Alizées feront-ils ployer l’herbe roussie par le soleil trop chaud ? La brume diffusera-t-elle son insoutenable moiteur ou un orage fugace viendra-t-il rendre l’air suintant? Une chose est certaine: il fera humide.
Les adieux à Las Cases
Napoléon lutte tant bien que mal contre la dépression en faisant de la routine son ennemie. Il change l’heure de ses promenades. Tantôt le matin, tantôt l’après-midi. Une fois à cheval, la suivante en calèche mais jamais seul et jamais loin. Napoléon vit dans un cercle de 4 miles de diamètre. Longwood est le centre d’un microcosme que l’on peut traverser en à peine plus d’une heure. Si l’exilé sort, il est systématiquement accompagné d’une garde rapprochée de militaires. Il est surveillé par 3000 soldats et quatre navires pour empêcher un débarquement salvateur qui n’arrivera jamais. Pour s’évader sans quitter son donjon granitique, Napoléon lit. Il a emporté avec lui 600 ouvrages. Il en aura plus de 3 000 à l’heure de sa mort. La majorité d’entre eux lui ont été offerts par des amis. Tout est bon pour nourrir son esprit qui n’avait jamais connu l’inaction: la poésie, les romans, les mathématiques, le théâtre… Il lit le soir, l’après-midi, sous le seul chêne de son jardin desséché dont il a dessiné les plans. Napoléon écrit aussi mais il souffre de voir le courrier mettre quatre mois à rejoindre l’Europe. Le gouverneur de l’île, Hudson Lowe, surveille étroitement sa correspondance et détruit les nouvelles de sa femme et de son fils. En outre, Lowe le privera bientôt
de son plus fidèle soutien, Emmanuel Las Cases. Seul le chambellan sait rendre le sourire à l’empereur lorsque la mélancolie lui étreint le coeur. Cela lui vaut la jalousie des autres courtisans qui l’ont surnommé « l’Extase ». Tant que Las Cases est à Longwood, les deux hommes passent de longues heures ensemble. Le chambellan est déjà un écrivain reconnu pour son Atlas historique paru en 1802. Aussi se met-il en tête de prendre en note les conversations qu’il a avec l’empereur pour la postérité. Il noircit là les 925 pages à l’origine du Mémorial de Sainte-Hélène qu’il publiera en 1823. Alors qu’il fait les cent pas dans la salle de billard, Napoléon lui raconte sa vie à partir du surlendemain de Waterloo. L’empereur déchu évoque ses souvenirs, ses doutes et prépare sa légende. Il sait déjà qu’il deviendra un mythe. Le travail de biographe de Las Cases s’arrête brutalement le 25 novembre 1816 alors que Lowe le met au secret avec son fils. L’écrivain a convaincu le valet James Scott de faire passer une lettre à Lady Clavery pour dénoncer les conditions de détention de Napoléon mais Lowe l’a interceptée. Las Cases est expulsé de Sainte-Hélène le 30 décembre 1816 après un dernier échange épistolaire avec l’empereur ou celui-ci lui garantissait son affection. Après le départ de son ami, Napoléon sombre doucement dans la dépression et la maladie, rongé par le plus cruel des ennuis. Au fil des ans, ses velléités se meurent. Les promenades se raréfient. Certains courtisans désertent. Finalement Napoléon ne jouit plus que de son lit au point de ne plus vouloir le quitter.
DIDIER PLEUX : « COMME C’EST UN NARCISSIQUE, IL N’OPTE PAS POUR LE SUICIDE »
Didier Pleux, Docteur en Psychologie, est notamment
l’auteur de De l’adulte roi à l’adulte tyran, paru aux éditions Odile Jacob.
Un exil sur une île au bout du monde est-il le pire châtiment pour un homme qui a fait la conquête de l’Europe ?
Les Anglais lui ont réservé un sort cruel. Napoléon était un homme puissant à qui tout réussissait. Il vivait dans l’hybris (l’excès) et se heurte à la frustration de ne plus être libre de ses mouvements. C’est une façon très subtile de le torturer. Cela a dû créer un état dépressif qui a pu favoriser l’apparition de son cancer. Mais comme c’est un narcissique, il n’opte pas pour le suicide, il ne devient pas un homme simple non plus. Il rumine et narre ses exploits pour la postérité.
Pourquoi cherche-t-il à maintenir un train de vie impérial dans son petit royaume de Longwood ?
C’est une manière de lutter contre la dépression, contre une mort lente. Comme il est très narcissique, il a besoin de recomposer un univers dont il est le centre. Il tient à l’étiquette parce que cela lui permet d’être toujours servi et adulé. Il continue à tirer des bénéfices de la situation en s’amusant à diviser ses courtisans qui recherchent ses faveurs. Le grand Napoléon reste ainsi Napoléon, mais en petit.
Napoléon a tenu six ans en exil. Est-ce une prouesse ? Les Anglais le savaient increvable et cette caractéristique est le propre des narcissiques. Il a dû passer beaucoup de temps à imaginer un retour en France. Il s’était déjà évadé de l’île d’Elbe. Il profite aussi des derniers plaisirs de la vie qui lui donnent des gratifications immédiates: la nourriture – il grossit beaucoup – et le sexe. Il a au minimum une liaison avec Albine de Montholon.