Secrets d'Histoire

2 novembre 1788, Talleyrand nommé évêque d’Autun

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Contraint d’embrasser une carrière ecclésiast­ique par sa famille, Talleyrand entretient avec son ministère un rapport très ambigu. Il jette toutes ses forces et fait jouer toutes ses relations pour devenir évêque car cela sert ses ambitions politiques et lui apporte de confortabl­es revenus. Mais Charles-Maurice ne compte pas mener la vie d’un religieux ! Et il n’aura bientôt de cesse que de se défaire de son serment.

Il aura fallu rien de moins qu’une lettre au roi Louis XVI pour obtenir la charge épiscopale que Charles-Maurice briguait depuis de si longues années. En effet, si sa carrière ecclésiast­ique a d’abord été fulgurante grâce à de nombreux appuis, cette dernière étape a été particuliè­rement longue à venir. Alors, lorsque le siège d’Autun se libère, tout le clan Talleyrand s’active en coulisses pour y faire nommer Charles

Maurice, abbé de Périgord. Son père, le comte de Talleyrand, se fend d’une lettre au roi. « Les Talleyrand, père et fils, sont bien connus du roi, écrit Emmanuel de Waresquiel (Talleyrand, Le prince immobile, éd. Texto). Charles-Daniel (père de Charles-Maurice, N.D.L.R.), son menin quand il était dauphin, a été dans son entourage proche, il l’a servi le jour de son sacre. Le roi l’estime comme militaire et l’admet régulièrem­ent à ses chasses de Compiègne et de Fontainebl­eau. Charles-Maurice, quant à lui, a eu l’occasion d’approcher le roi à de nombreuses reprises. […] » Louis XVI nomme l’abbé de Périgord évêque d’Autun le 2 novembre 1788, et le pape confirme sa nomination le 15 décembre suivant. Charles-Maurice reçoit au même moment la charge d’abbé commendata­ire de Celles, grâce au soutien du comte d’Artois, le frère de Louis XVI, en plus de ses précédente­s abbayes, ce qui lui assure des revenus plutôt confortabl­es. Un « détail » crucial pour le nouvel évêque dont le train de vie est extrêmemen­t

dispendieu­x. Charles-Maurice de Talleyrand est consacré évêque le 4 janvier 1789. « De tous les serments prêtés par Talleyrand, et ils seront nombreux, écrit Emmanuel de Waresquiel, celui du 4 janvier 1789 est de loin celui qui l’empoisonne­ra le plus jusqu’à la fin de ses jours, parce qu’au-delà de sa significat­ion politique, il revêt une dimension sacrée, indissolub­le. » À l’aube de la Révolution, voilà Talleyrand parmi les prélats de France. Comment va-t-il en traverser les tumultes ?

L’héritier floué d’une « grande » famille

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord naît le 2 février 1754. Il est le second fils de Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord et d’Alexandrin­e de Damas d’Antigny, mais son aîné est mort en bas âge. Il aura deux autres frères, Archambaud et Boson, nés en 1762 et 1764. La famille de Talleyrand a été, par une forme de complaisan­ce semble-t-il, rattachée aux comtes de Périgord au début du xviiie siècle. Ils sont en tout cas, sous Louis XV, une des familles les plus en vue à Versailles.

Enfant né d’un second lit – son demi-frère a hérité du titre de comte de Périgord –, CharlesDan­iel, comte de Talleyrand, est un aristocrat­e désargenté, qui passera sa vie à dépendre des pensions du roi pour survivre. Le souvenir des difficulté­s de ses parents attisera la volonté de revanche de Charles-Maurice. Comme le souligne son biographe Emmanuel de Waresquiel, à cette première vexation, va s’ajouter celle du mariage de son frère cadet Archambaud. Parce que Charles-Maurice est affligé d’un pied bot qui selon ses parents le disqualifi­e et le « condamne » à la voie ecclésiast­ique, CharlesDan­iel et Alexandrin­e vont jeter toutes leurs forces et leurs espoirs dans la négociatio­n d’un mariage prestigieu­x – et rémunérate­ur ! – pour leur cadet, Archambaud. Et ils décrochent la timbale: Sabine de Senozan de Viriville, l’une des plus riches héritières du royaume. C’est également Archambaud qui sera le bénéficiai­re de nombreux legs familiaux, Charles-Maurice étant voué à rentrer dans les ordres. « Celui qui s’imposera naturellem­ent dans quelques années comme le chef de sa “maison” est traité ici en cadet […]. Il saura prendre sa revanche: non seulement contre la branche de son oncle qui se retrouve dans une position très avantagée par rapport à celle de son père, mais contre son frère cadet Archambaud qui prend momentaném­ent le pas sur lui. Cette double situation, mal vécue ou vécue comme une atteinte par un jeune homme de 24 ans déjà sûr de lui et très ambitieux, explique

Alors, lorsque le siège d’Autun se libère, tout le clan Talleyrand s’active en coulisses pour y faire nommer Charles-Maurice, abbé de Périgord.

une bonne part de sa psychologi­e, de sa vie et de l’image qu’il en donnera : celle d’un cadet décidé à faire ses preuves. » (Emmanuel de Waresquiel).

Une carrière religieuse sans foi ?

Talleyrand, soucieux d’écrire sa propre légende, a raconté que son infirmité, un pied bot, serait due à la négligence de sa nourrice qui l’aurait laissé tomber et aurait tu l’incident, rendant les séquelles irréversib­les. Il est plus vraisembla­ble qu’il s’agisse d’une difformité de naissance, qui l’obligeait à porter un appareilla­ge. Talleyrand raconte que ses parents l’auraient obligé à embrasser la carrière ecclésiast­ique (son pied l’aurait fait prêtre!), un moyen, lorsqu’il voudra briser ses voeux, de sous-entendre que sa vocation avait été forcée. Charles-Maurice mène ses études au collège d’Harcourt (actuel lycée Saint-Louis,

N.D.L.R.), à Paris, où il entre en 1762. En 1769, alors qu’il a 15 ans, un de ses oncles, qui va bientôt devenir archevêque de Reims, le prend sous son aile. Charles-Maurice, qui se prendra d’une réelle affection pour lui, entrevoit l’intérêt d’une carrière qui pourrait lui apporter honneurs et fortune. La foi est alors secondaire. Charles-Maurice, qui prend le nom d’abbé de Périgord, entre au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, en 1770. On y forme les jeunes nobles destinés aux plus hautes fonctions de l’Église. Alexandre-Angélique, son oncle archevêque, lui fait accorder une dispense pour passer sa thèse de bachelier deux ans plus tôt, premier passe-droit d’une longue série qui lui permet de mener un début de carrière fulgurant : sousdiacre, chanoine de la cathédrale de Reims puis abbé commendata­ire de Saint-Denis de Reims dès 1775… Ses revenus permettent à l’abbé de Périgord de s’installer à Paris. De nouveau soutenu par Alexandre-Angélique, député et promoteur de l’Assemblée générale du clergé, il est

élu. Un premier pas vers une carrière politique. Il est ordonné diacre puis prêtre en décembre 1779, et nommé vicaire général de Reims.

Dans les tourments de la Révolution

Entre 1780 et 1785, en tant qu’agent général du clergé, Talleyrand travaille d’arrachepie­d. Il soutient plusieurs projets de réforme et acquiert un sens de la diplomatie qui sera sa marque de fabrique. Le nez dans les comptes de l’Église, il y développe un vrai goût pour les finances. En attendant, il collection­ne les conquêtes féminines, fréquente les salons, et devient proche du cercle des Rohan et du duc d’Orléans. Des amitiés qui retarderon­t sa nomination en tant qu’évêque puisqu’elles lui attirent l’inimitié de la reine. Talleyrand fréquente Mirabeau, et le ministre Charles-Alexandre de Calonne qu’il aide à formaliser son projet de réforme des finances du royaume avant son renvoi. En 1789, devenu évêque d’Autun, Talleyrand est élu député du clergé aux États généraux qui débutent le 5 mai 1789. Il se rallie rapidement au tiers état. Membre de plusieurs comités au sein de l’Assemblée nationale, il en devient l’un des hommes forts. C’est à ce moment-là que Talleyrand et Germaine de Staël entament peut-être une liaison, du moins une amitié très politique. Talleyrand, membre du comité chargé de rédiger une Constituti­on, élabore notamment l’article 6 de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen : « La loi étant l’expression de la volonté générale, tous les citoyens ont droit de concourir personnell­ement ou par représenta­tion à sa formation, elle doit être la même pour tous […] » En octobre, il propose de nationalis­er les biens de son ordre afin de renflouer les caisses de l’État. Comme le souligne Emmanuel de Waresquiel, c’est de cet épisode que naît la légende noire du personnage, traître à son ordre, le fameux « diable boiteux ». Sa propositio­n le rend malgré tout incontourn­able et il est élu président de l’As

semblée nationale le 16 février 1790. Il célèbre la messe lors de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790. En janvier suivant, il démissionn­e de l’évêché d’Autun – un acte sans valeur d’un point de vue canonique – et se « [met] à la dispositio­n des événements ». Il rédige un important rapport sur l’éducation – qui donnera naissance à l’Institut de France –, et part en mission diplomatiq­ue à Londres. Revenu à Paris, Talleyrand sent le vent tourner. Toute sa famille a émigré, lui-même se sent menacé. Peut-être certains documents découverts dans la fameuse armoire de fer des Tuileries l’impliquent-ils. Talleyrand s’active pour obtenir un sauf-conduit et partir en mission à l’étranger, où il sera à l’abri, tout en se préservant officielle­ment d’être un émigré. Danton le lui signe enfin et le 10 septembre 1792, Talleyrand quitte Paris, destinatio­n Londres. Juste à temps, car il est jugé et mis officielle­ment sur la liste des émigrés.

Exil outre-Atlantique et retour aux affaires

S’il réside quelque temps à Londres où il retrouve nombre de connaissan­ces, Talleyrand en est bientôt expulsé sur ordre du roi George III. Son réseau d’informatio­n et de renseignem­ents a fini par inquiéter les autorités. Il choisit les États-Unis et débarque à Philadelph­ie en avril 1794. Pendant un peu plus de deux ans, il va faire des affaires, entre Philadelph­ie, Boston et New York.

Mais Talleyrand s’ennuie et la France lui manque. La chute de Robespierr­e, l’avènement du Directoire semblent autoriser son retour. Officielle­ment, Talleyrand nie toute démarche et veut laisser croire que la pétition pour son rappel était spontanée. Madame de Staël harcèle le directeur Barras, s’active en coulisses, sollicite ses amitiés. Marie-Joseph Chénier plaide sa cause à l’Assemblée. Et voilà Talleyrand radié de la liste des émigrés et rappelé. Il arrive à Paris à la fin de l’été 1796. Il siège à l’Institut de France où il a été élu et fait profil bas, se sachant surveillé. Mais il prépare à présent son retour sur la scène politique.

 ??  ?? Riqueti, comte de Mirabeau devant Henri Évrard, marquis de DreuxBrézé, de JosephDési­ré Court (1797-1865). À l'Assemblée des députés, le 23 juin 1789 à Versailles, lors des États généraux auxquels Talleyrand participa.
Riqueti, comte de Mirabeau devant Henri Évrard, marquis de DreuxBrézé, de JosephDési­ré Court (1797-1865). À l'Assemblée des députés, le 23 juin 1789 à Versailles, lors des États généraux auxquels Talleyrand participa.
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 ??  ?? Chef-d'oeuvre de l'art roman, la cathédrale Saint-Lazare d'Autun fut édifiée au xiie siècle, puis profondéme­nt restaurée et modifiée au xve siècle. CharlesMau­rice Talleyrand fut nommé évêque d’Autun le 2 novembre 1788, consacré le 4 janvier 1789, puis quitta le clergé au cours de la Révolution française.
Chef-d'oeuvre de l'art roman, la cathédrale Saint-Lazare d'Autun fut édifiée au xiie siècle, puis profondéme­nt restaurée et modifiée au xve siècle. CharlesMau­rice Talleyrand fut nommé évêque d’Autun le 2 novembre 1788, consacré le 4 janvier 1789, puis quitta le clergé au cours de la Révolution française.
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 ??  ?? Portrait de Germaine Necker, baronne de StaëlHolst­ein dite Madame de Staël (1766-1817), de Marie-Éléonore Godefroid (1778-1849). L'écrivaine fut brièvement l'amante de Talleyrand et orchestra son retour d'exil.
Portrait de Germaine Necker, baronne de StaëlHolst­ein dite Madame de Staël (1766-1817), de Marie-Éléonore Godefroid (1778-1849). L'écrivaine fut brièvement l'amante de Talleyrand et orchestra son retour d'exil.
 ??  ?? Talleyrand entre au séminaire de Saint-Sulpice à 16 ans. (Photo : la grande chapelle).
Talleyrand entre au séminaire de Saint-Sulpice à 16 ans. (Photo : la grande chapelle).
 ??  ?? Ci-contre, à gauche, Madame Charles-Maurice de Talleyrand­Périgord (1761–1835), de François Gérard, vers 1804.
Ci-contre, à gauche, Madame Charles-Maurice de Talleyrand­Périgord (1761–1835), de François Gérard, vers 1804.
 ??  ?? La Fête de la Fédération, sur le Champ-deMars, à Paris, le 14 juillet 1790, de Charles Thévenin (1764-1838). Pour le premier anniversai­re de la prise de la Bastille, La Fayette organise une cérémonie avec un défilé de 100000 fédérés. Entouré de 300 prêtres, Talleyrand, alors évêque d’Autun, dit une messe.
La Fête de la Fédération, sur le Champ-deMars, à Paris, le 14 juillet 1790, de Charles Thévenin (1764-1838). Pour le premier anniversai­re de la prise de la Bastille, La Fayette organise une cérémonie avec un défilé de 100000 fédérés. Entouré de 300 prêtres, Talleyrand, alors évêque d’Autun, dit une messe.
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 ??  ?? La Comtesse de la Châtre, (1789), d'Élisabeth Vigée Le Brun.
La Comtesse de la Châtre, (1789), d'Élisabeth Vigée Le Brun.
 ??  ?? Le château de Chalais (xie-xvie siècles), propriété des Talleyrand­Périgord. Le jeune CharlesMau­rice y séjourna.
Le château de Chalais (xie-xvie siècles), propriété des Talleyrand­Périgord. Le jeune CharlesMau­rice y séjourna.

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