Secrets d'Histoire

Le crime de Corancez

- Par Didier Daeninckx

Le 23 avril 1901, le journal Le Figaro relate les circonstan­ces épouvantab­les qui ont conduit, deux jours plus tôt, à la mort de cinq enfants dans le bourg de Corancez, près de Chartres. Rentrant d’une soirée prolongée au café du village, Louis-Édouard Brierre, cultivateu­r et possesseur d’une machine à battre le blé, est agressé et laissé pour mort dans la cour de sa ferme. Ses râles alertent les voisins qui le traînent jusque chez lui, passant près du cadavre du chien Ravachol achevé à coups de couteau. Ils tapent aux volets pour alerter les enfants, sans provoquer de réaction. Ils pénètrent alors dans les chambres où ils découvrent les corps sanguinole­nts des quatre filles et du garçon. La plus jeune, Célina, avait 4 ans, la plus âgée, qui aidait à tenir la maison depuis le décès de leur mère, avait 15 ans. Le quintuple crime, qu’on attribue d’emblée à des trimardeur­s, attire la presse nationale. Les journalist­es investisse­nt les lieux, interrogen­t les témoins, fouillent les dépendance­s, remuent les pièces à conviction, un reporter du Gaulois retrouvant même avant les enquêteurs une masse humide tachée de sang.

À l’hôpital de Chartres où il a été conduit, les médecins constatent le peu de gravité des blessures infligées à Brierre. Il est ramené à Corancez où l’on vient de mettre la main sur un gilet et un couteau ensanglant­és lui appartenan­t. La thèse des rôdeurs s’effondre, et le cultivateu­r est inculpé pour l’assassinat de cinq de ses enfants, une dernière fille, Germaine, étant hébergée à Paris par la soeur de Brierre. Il est incarcéré à la prison de Chartres. Le parricide est en première page de la presse nationale et internatio­nale, tandis que les « canards » diffusent par millions les paroles des complainte­s larmoyante­s: Rien n’émeut cette âme en démence /Pendant qu’au beau Paradis / Rêvent les pauvres petits / Anges d’amour et d’innocence /Il se dit sans pâlir: Hâtons! Faut en finir!

Le premier mobile envisagé est que Brierre se serait débarrassé de ses charges de famille pour refaire sa vie avec une voisine, une piste que rien ne viendra étayer. On lui trouvera bien une liaison mais qui n’avait pas vocation à prospérer. L’instructio­n ne s’intéresser­a que peu à l’état des finances de Brierre qui sont au plus bas. Elles le mettent sous la menace de la faillite, du déclasseme­nt, ne lui laissant comme avenir que la location de ses bras comme les chemineaux auxquels il attribue le massacre de sa famille.

Le procès s’ouvre le lundi 16 décembre 1901 au tribunal de Chartres, près de la cathédrale. Plus de 50 journaux sont représenté­s et les 300 places du public sont prises d’assaut. Brierre est jugé d’avance par la foule et seule sa fille Germaine lui apporte un peu de réconfort en lui écrivant: « Dans les prières, je dis à Flora: “Parle-moi donc ma chère Flora, toi qui as vu et connais le coupable!” Je l’entends du haut du ciel où elle est, qui me dit: “Défends bien notre malheureux papa, défends-le de tout ton coeur, de toutes tes forces. Il est innocent!” » Lorsqu’elle sera appelée à la barre, vêtue comme une veuve, elle tombera à genoux en implorant la cour, faisant pleurer les plus endurcis: « Je demande qu’on me rende mon papa, je demande qu’on l’acquitte… »

Le président Belat mène les débats avec partialité, confondant son rôle avec celui de procureur comme le relève Gaston Leroux, l’auteur de Rouletabil­le, envoyé spécial du Matin. Le 23 décembre, le jury répond par l’affirmativ­e aux 30 questions posées sur la culpabilit­é de Brierre. Il est condamné à être guillotiné. Le 16 janvier 1902, la cour de Cassation confirme la sentence et la date de l’exécution publique est fixée au 15 février sur la place Morard à Chartres. Brierre sollicite alors la grâce du président de la République, Émile Loubet. De grandes voix se font entendre pour appuyer la demande: Clemenceau, Waldeck-Rousseau, le président de la Ligue des droits de l’Homme auréolé de son combat déterminé en faveur du capitaine Dreyfus, et celle du président Belat qui avait pourtant obtenu la tête de Brierre. Le monde politique se déchire autour de la légitimité du droit de grâce. Quand la sentence est commuée en travaux forcés à perpétuité, une bonne partie de l’opinion publique est persuadée qu’on assiste à la fin de la peine de mort. Le crime de Brierre étant insurpassa­ble, quel assassin pourrait se voir guillotiné pour un méfait de moindre envergure? La campagne abolitionn­iste ne cesse de s’amplifier et est près d’aboutir quand, en 1907, le viol et le meurtre barbare d’une gamine par Soleilland ne fasse basculer le sentiment populaire. Brierre est déporté en Guyane. Il travaille un temps dans la colonie agricole de Kourou, puis devient infirmier à l’hôpital de l’île Royale, avec Manda, l’amant de Casque d’or, et où il côtoie Soleilland dont la grâce a eu pour effet de perpétuer l’usage de la guillotine.

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Illustrati­on de l’enterremen­t des victimes du drame de Corancez, en couverture du supplément du Petit Journal du 12 mai 1901.

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