1918 : La guillotine française en action sur le front belge
Au soir du 27 octobre 1917, les parents Ryckewaert ne s’inquiètent pas quand leur fille Rachel ne rentre pas à la maison. Âgée de 19 ans, elle travaille à l’autre bout de la ville de Furnes, en Belgique, et il lui arrive, lorsque le front s’embrase, de rester dormir chez ses patrons maraîchers, le couple Séru. Depuis quelques jours, l’armée allemande développe une offensive terrestre et les obus pleuvent sur la minuscule enclave de territoire national qui échappe à la domination prussienne depuis le début des hostilités. Deux jours plus tard, Monsieur Séru remarque qu’une parcelle de son champ de céleri a été retournée. Il prévient les policiers qui ne tardent pas à exhumer le cadavre de la disparue. Les soupçons se portent sur un jeune sous-officier, Émiel Ferfaille, maréchal des logis fourrier qui fréquentait la domestique.
Alors que l’autopsie révèle que Rachel était enceinte, les enquêteurs qui interrogent Émiel découvrent qu’il s’apprêtait à se marier avec Augusta Ameloot d’Hoogstade, une bourgade proche. Le militaire passe aux aveux et confirme les constatations de la médecine légale : incapable d’assumer une paternité non désirée, il a assommé sa maîtresse d’un coup de marteau avant de l’étrangler au moyen d’une cordelette. Au procès qui se tient au couvent des Soeurs Bleues, à Furnes, l’un de ses avocats tente d’imputer le passage à l’acte de son client à « l’évolution morale des soldats du front », à la dégénérescence intellectuelle provoquée par les combats, les privations… Le Conseil de guerre condamne néanmoins l’assassin à la peine de mort, le 15 janvier 1918, pour assassinat. Il assortit son jugement d’une précision: bien qu’Émiel Ferfaille ait commis son crime sous l’uniforme, il a été jugé en vertu des dispositions du Code pénal et non du Code militaire. Il sera donc guillotiné et non fusillé. Après un appel qui confirme la sanction, une demande de grâce est adressée au roi des Belges, Albert Ier. Celui-ci dirige son pays depuis Sainte-Adresse, sur les hauteurs du Havre, un quartier de villégiature construit par le milliardaire Dufayel, destiné à concurrencer la Côte d’Azur et dont le lancement avait été stoppé, à l’été 14, par la déclaration de guerre! La dernière exécution au moyen de la Veuve, en Belgique, remontait à 1863, et la peine capitale semblait tombée en désuétude pour les crimes civils. Tout laissait supposer que le souverain confirmerait cette orientation. C’était sans compter avec les nécessités de la politique et la décision des autorités d’occupation allemandes, dans le but de favoriser les séparatistes, de substituer les tribunaux impériaux aux tribunaux belges. La grâce d’Émiel Ferfaille est rejetée.
L’application de la sentence se heurte alors à deux problèmes : la seule guillotine belge en état de fonctionner se trouve à Bruges, en zone occupée, et le bourreau officiel, Pierre Nieuwland, manque de pratique, n’ayant jamais exercé! Une requête est adressée aux autorités françaises qui, par décision de Georges Clemenceau, acceptent de mettre une guillotine et le personnel qui y est attaché à la disposition d’Albert Ier. Clemenceau qui écrivait pourtant en 1894 dans La Justice : « L’acte de la société m’apparaît comme une basse vengeance, Que des barbares aient des moeurs barbares, c’est affreux, mais cela s’explique. Mais que des civilisés irréprochables, qui ont reçu la plus haute culture, ne se contentent pas de mettre le criminel hors d’état de nuire, et qu’ils s’acharnent vertueusement à couper un homme en deux, voilà ce qu’on ne peut expliquer que par une régression atavique vers la barbarie primitive. » Le 23 mars 1918, la guillotine française quitte son hangar de la prison de la Santé pour la gare du Nord. Anatole Deibler, exécuteur des hautes oeuvres, prend un autre train en partance pour Dunkerque, accompagné par ses aides. D’intenses bombardements sur la ville retardent le passage de la frontière et l’on doit reporter la décollation d’une journée et se priver d’une représentation publique sur la Grand-Place de Furnes.
Tandis que le ciel rougeoie à l’horizon, à l’aube du 26 mars, moitié en raison du soleil levant, moitié en raison des tirs d’obus, Anatole Deibler officie. Tout va très vite. Il maintient le condamné sur la planche, le cou prisonnier de la lunette. La lame glisse sans bruit. C’est fait. Le sang, sur la lame, dégoutte. Émiel Ferfaille, légalement tué grâce à la coopération judiciaire de deux pays alliés, est le dernier condamné à mort exécuté en Belgique où la peine de mort a été abolie en 1996.