Les Templiers, un ordre au faîte de sa puissance
C’est à Troyes, lors du concile de janvier 1129, que l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon est enfin reconnu par le pape. Le chemin a été long tant sa démarche a suscité d’opposition : parmi ses détracteurs, le cistercien Isaac de l’Étoile avait fustigé ce « monstre nouveau ». Le nouvel ordre allait pourtant connaître un succès fulgurant et devenir l’un des plus respectés de la chrétienté.
Al’appel du pape Urbain II en 1095, l’Occident prend la croix pour aller délivrer le tombeau du Christ à Jérusalem, alors sous contrôle des musulmans. La première « croisade » aboutit à la prise de la Ville sainte le 15 juillet 1099 – à l’issue d’un long et âpre siège de plus de cinq semaines –, et à la conquête de nouveaux territoires, bientôt divisés en quatre États dits latins : les comtés d’Édesse, de Tripoli, la principauté d’Antioche et le royaume de Jérusalem. Godefroy de Bouillon, qui a mené la croisade, prend le titre d’avoué du Saint-Sépulcre après avoir refusé la couronne, avant que ne lui succède son frère, Baudouin Ier. De nombreux pèlerins gagnent alors Jérusalem. Parmi eux, le comte Hugues de Champagne et plusieurs de ses chevaliers, dont un certain Hugues de Payns. Ils y passent quelques années, avant de revenir en Champagne, puis de repartir en Terre sainte en 1114. Hugues de Payns décide alors d’y rester pour de bon. Il rejoint un groupe de chevaliers qui ont mis leur épée au service de la défense du Saint-Sépulcre, les chevaliers du Saint-Sépulcre. Ces laïcs sont hébergés par l’ordre de l’Hôpital de Saint-Jean et partagent la vie spirituelle des chanoines qui entourent le patriarche latin. « Hugues de Payns a alors l’idée de constituer une petite troupe de chevaliers pour secourir les pèlerins qui se faisaient détrousser et tuer en se rendant à
Jérusalem, raconte Thierry Leroy, son biographe. Leurs exploits parviennent rapidement aux oreilles de Baudouin II, roi de Jérusalem de 1118 à 1131, qui leur apporte son soutien et leur octroie une partie de son palais dans l’ancienne mosquée al-Aqsa, sur l’esplanade du Temple à Jérusalem. » Au-delà de la protection des pèlerins qu’ils assuraient déjà, Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer veulent constituer un nouvel ordre religieux, tout en continuant à combattre et à défendre la Terre sainte, en armée permanente (une véritable innovation à une époque où les osts n’étaient que des mobilisations ponctuelles). Ces hommes d’armes décident alors de vivre en confrérie, comme des religieux : ils abandonnent leurs biens et font voeu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
Une reconnaissance qui n’a rien d’une évidence
Le positionnement du nouvel ordre s’inscrit dans la continuité mais également en décalage avec la réforme grégorienne, souligne la médiéviste Simonetta Cerrini, auteure de La Révolution des Templiers: « Au xie siècle, la réforme dite grégorienne s’était engagée dans un grand mouvement de moralisation du clergé et dans la canalisation du désir de spiritualité des laïcs guerriers dans une action pratique de défense des clercs et des biens de l’Église. Cet effort entraîna une séparation toujours plus nette entre le clergé et le laïcat, bientôt dépouillé de toute autonomie spirituelle. La seule voie de sainteté qui restait aux laïcs, hommes et femmes, était d’obéir au clergé. Le peuple des chrétiens – bas clergé, petite noblesse, femmes, chevaliers –, jadis sous la responsabilité de l’empereur, était désormais assujetti au pape. C’est le début de l’Église institutionnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’appel à la croisade de 1095 s’inscrit parfaitement dans la vision grégorienne d’un peuple chrétien sous le guide unitaire du pontife. Mais si les chevaliers fondateurs faisaient partie de ces pèlerins croisés, ils décident finalement de rester sur place et finissent par revendiquer l’autonomie d’exercer, en restant des religieux, leur profession de combattants. Les prières, les dévotions, les reliques, leur vision du quotidien étaient imprégnées de spiritualité, qu’ils déclinaient à l’intérieur d’une église nouvelle dont ils se sentaient protagonistes. Position qui
n’était pas prévue par la “réforme grégorienne”, car les laïcs auraient dû rester éloignés de la gestion du Sacré, devenu leur monopole. Les pères du concile de Troyes, parmi lesquels il y avait des champions de la réforme, acceptèrent pourtant cette nouveauté révolutionnaire et déclarèrent que oui, les Templiers avaient une autonomie spirituelle, ils n’étaient plus seulement les défenseurs de l’Église, son bras armé, mais eux, ils étaient l’Église. » Reconnus par le patriarche de Jérusalem, Hugues de Payns et ses compagnons veulent en effet à présent l’être par le pape. Ce ne sera pas chose facile car l’idée que des religieux puissent verser le sang en heurte plus d’un. Pour se développer, recruter et attirer les dons nécessaires à sa subsistance, la nouvelle confrérie a besoin de la reconnaissance officielle de l’Église. Hugues de Payns, devenu le premier maître de la confrérie dès 1119/1120, entreprend en 1127 une tournée européenne avec trois objectifs, comme le décrit Jean-Vincent Bacquart (Mystérieux Templiers, Idées reçues sur l’ordre du Temple) : « servir d’agent recruteur pour le roi de Jérusalem qui projette une attaque contre Damas ; faire connaître l’existence du Temple dans les cours d’Occident ; et surtout rencontrer Bernard de Clairvaux pour le convaincre du bien-fondé de son initiative. » Grâce à son réseau et à ses appuis, le voyage d’Hugues de Payns est couronné de succès puisqu’il assiste lui-même au concile de Troyes où l’ordre du Temple est enfin reconnu.
L’Ordre se structure...
« Les Templiers se dotent déjà d’une première règle, explique Thierry Leroy, d’inspiration bénédictine, très largement influencée également par les cisterciens sous l’impulsion de Bernard de Clairvaux. » Mais avec des ajustements propres à leur statut de combattant, souligne Simonetta Cerrini: « La règle est à la fois rigidement “antiascétique” pour des religieux et courageusement “antihéroïque” pour des chevaliers. Par exemple, les Templiers devaient man
ger deux à deux dans la même assiette pour mieux contrôler les excès de jeûne dus à un désir trop brûlant de perfection ascétique. D’autre part, les Templiers renoncèrent à certaines valeurs et prérogatives de la chevalerie, tels la largesse, le culte de la force physique, l’esprit d’aventure et, bien entendu, les plaisirs de la chasse et de l’amour: ils ont fait le voeu de pauvreté, donc ils n’ont pas le droit de faire des cadeaux ni de garder des éperons en or ou en argent; par le voeu d’obéissance, ils ont renoncé à leur volonté, à leur orgueil, donc ils doivent être soumis en tout à l’autorité du maître, à l’imitation du Christ, qui n’a pas fait sa propre volonté, mais celle du Père. » Les chevaliers combattants sont tous des chevaliers avant d’y entrer. Sans quoi ils peuvent être servants ou sergents d’armes. Des sergents de métier assurent l’exploitation des nombreuses commanderies qui apparaissent partout en Occident. L’Ordre se dote également de chapelains. Tous ces frères portent l’habit de l’Ordre et prêtent les mêmes voeux. En 1139, dans une bulle (document scellé par lequel le souverain pontife pose un acte juridique, ndlr), le pape place les Templiers et leurs biens sous sa directe protection, et leur porter atteinte sera passible d’excommunication, un point qui sera crucial lorsque le roi Philippe le Bel entreprendra de les attaquer. La bulle précise également que les frères ont la liberté d’élire leur grand maître sans intervention extérieure. Le pape les exempte également du paiement de la dîme, et ils peuvent même la prélever sur les territoires dont ils sont propriétaires.
… Et prospère
L’Ordre connaît un essor fulgurant. « L’Occident est alors profondément religieux, note Thierry Leroy, et de nombreux ordres religieux se créent ou se développent, comme les cisterciens. Il est habituel de partir en croisade ou de donner aux croisades ou aux ordres religieux lorsqu’on ne peut pas partir combattre soi-même. À cet égard, comme ils sont basés à Jérusalem, célébrée comme le paradis terrestre, on a pu aussi penser que les prières des Templiers, prononcées sur place, seraient exaucées plus rapidement. » Leur prestige de membres d’un ordre militaire religieux, troupe d’élite de la chrétienté, attire de nombreuses vocations: le comte Hugues de Champagne rejoint définitivement l’Ordre en 1125, le comte Foulque d’Anjou également. À son apogée, l’Ordre devait compter environ 500 chevaliers, auxquels s’ajoutaient, beaucoup plus nombreux, sergents, chapelains, écuyers, etc. Il est certain que les Templiers paient un très lourd tribut de sang au combat, mais leur rôle militaire est central, puisqu’ils tiennent nombre de forteresses. Les Templiers reçoivent également beaucoup de donations et legs (rentes, terrains, moulins, bétails, maisons, etc.) et créent des commanderies, sortes de « centres de gestion » (Jean-Vincent Bacquart) administrant des terres et des biens alentour. Ces commanderies sont souvent à vocation agricole, et composées d’une chapelle, de bâtiments agricoles, d’un logis et d’un dortoir, ou encore d’un cimetière. Un tiers des revenus tirés de ces exploitations est envoyé en Orient pour financer la défense de la Terre sainte. C’est cet immense patrimoine immobilier qui constitue la véritable richesse et la puissance de l’Ordre. Non sans éveiller quelques jalousies...