Le procès des Templiers : au coeur des rivalités du roi et du pape
À l’aube du vendredi 13 octobre 1307, les troupes du roi prennent d’assaut toutes les commanderies templières. À travers tout le royaume de France, entre 1 000 et 1 200 frères sont ainsi arrêtés et jetés en prison, provoquant la stupeur jusque dans les cours européennes. Ce coup de filet mené de main de maître a été minutieusement préparé par Philippe le Bel : c’est une véritable course contre la montre qui s’engage avec le pape, dont dépend normalement le sort des Templiers.
L‘ordre d’arrestation a en effet été rédigé un mois plus tôt, le 14 septembre 1307, et envoyé à tous les baillis et sénéchaux : « Plusieurs exemplaires nous en sont parvenus, explique Ghislain Brunel, conservateur général aux Archives nationales. Cet ordre était d’abord composé d’une partie en latin qui récapitulait les chefs d’accusation contre les Templiers. Puis d’un modus operandi rédigé en français, afin d’être transmis très rapidement aux agents qui allaient participer à l’opération. » Les Templiers étaient notamment accusés d’avoir craché sur la croix, renié le Christ, embrassé leurs frères à des endroits obscènes lors des cérémonies de réception dans l’ordre, d’y avoir été encouragés à des pratiques homosexuelles et d’avoir adoré une idole. « Tout cela relevait de l’hérésie, seul motif utilisable par le pouvoir laïc pour s’en prendre à des hommes d’Église qui étaient normalement sous la protection du pape, note Ghislain Brunel. Les hérétiques pouvaient alors être jugés par des inquisiteurs du roi, des évêques nommés par le roi, des dominicains qui lui étaient dévoués. » L’ordre d’arrestation détaillait également le plan d’action et ses préparatifs: « C’est une opération de police de grande ampleur. Dès réception du document, les agents du roi mènent des repérages: sous des pré
textes, ils vont se rendre dans les commanderies pour inspecter les lieux, relever le nombre d’occupants afin de venir avec suffisamment de troupes le jour J, etc. » Rien ne semble avoir fuité ni alerté les Templiers du coup qui allait s’abattre sur eux. « L’effet de surprise a été total. Dans les commanderies, les frères vivaient en communauté, coupés du monde laïc; quant aux dignitaires de l’Ordre, ils se pensaient hors d’atteinte du roi, protégés par le pape. Ils n’imaginaient même pas que le roi puisse mener un tel coup de force. La veille de l’arrestation, le grand maître, Jacques de Molay, assistait encore aux funérailles de la belle-soeur du roi. » Le 13 octobre 1307, tous les Templiers (chevaliers, prêtres, sergents) sont arrêtés et jetés en prison, isolés les uns des autres. « Très peu de Templiers ont pu s’échapper, l’opération a été très efficace. Un an plus tôt, sur ordre du roi, tous les juifs de France avaient été arrêtés : cela a pu servir de répétition générale à l’arrestation de
1307 et explique certainement sa sinistre perfection. » Les biens et propriétés de l’Ordre sont saisis et leur exploitation confiée à des experts laïcs au profit du roi de France.
Le temps est compté !
Jacques de Molay était revenu fin 1306 en Occident pour convaincre le pape et les souverains européens de relancer la croisade, et repousser le projet de fusion entre l’ordre des Templiers et celui des Hospitaliers soutenu par le roi de France (qui aurait bien vu un de ses fils à sa tête). Informé que des rumeurs circulent sur l’ordre, Jacques de Molay en profite pour demander au pape Clément V de diligenter une enquête afin de blanchir l’Ordre de tout soupçon: fin août 1307, le pape l’accepte et en avise le roi de France. Philippe le Bel comprend alors qu’il doit agir très vite et court-circuiter le pape, car il se doute que cette enquête n’aboutira pas aux conclusions qu’il espère. Par ailleurs, le grand maître est exceptionnellement en France, et c’est une opportunité rare de décapiter l’Ordre. Ainsi décide-t-il de faire arrêter tous les Templiers en octobre suivant. La même urgence préside aux interrogatoires, car le roi veut obtenir des aveux très rapidement afin de rendre légitime son coup de force et empêcher le pape de réagir. Les Templiers arrêtés sont aussitôt soumis à la question, torturés et craquent sous les supplices et les privations. « La torture est dictée dans la procédure définie par le roi dans l’ordre d’arrestation, souligne Ghislain Brunel. Il y est indiqué d’un mot que lorsqu’on interrogera les prisonniers, les enquêteurs pourront employer la torture (gehine) si besoin: “examineront diligemment la vérité, par gehine se mestier est”. » Les rumeurs deviennent des aveux, et les aveux des preuves.
Des aveux extorqués sous la torture
Un document permet d’en prendre la mesure : le procès-verbal d’interrogatoire des Templiers à
Paris. Ce parchemin conservé aux Archives nationales, mesurant 22 mètres de long, est constitué de 22 peaux de chèvres coupées en deux et cousues ensemble par des fils de lin. À chaque jonction, des notaires de la chancellerie royale ont apposé leur marque pour en certifier l’authenticité et éviter toute falsification. Sur les 138 Templiers interrogés, dont Jacques de Molay, 134 confessent devant Guillaume de Paris (confesseur du roi et inquisiteur) avoir renié le Christ, craché sur la croix, de pratiques idolâtres et homosexuelles. « Seuls quatre d’entre eux n’avoueront rien, constate Ghislain Brunel. Les interrogatoires ont dû être extrêmement musclés pour que les aveux soient si massifs. Mais ils sont minimalistes : ils avouent qu’ils ont renié le Christ de bouche mais pas de coeur, qu’ils ont voulu cracher sur la croix mais ont en réalité craché par terre. C’est un minimum, concédé pour faire cesser les tortures. Mais c’est suffisant pour les convaincre d’hérésie. »
Si des études plus anciennes ont imaginé qu’il y a pu y avoir des déviances et une forme de bizutage destiné à éprouver la foi et la détermination des nouveaux frères lors de leur entrée dans l’Ordre, les historiens aujourd’hui s’accordent à dire que tout est invention, et que les aveux n’ont été extorqués que sous la torture.
Le roi gagne la partie mais l’Ordre n’est pas condamné
L’arrestation des Templiers par les troupes royales est une violation manifeste de l’autorité du pape. Le 27 octobre, Clément V, qui se trouve à Poitiers, proteste officiellement et tente de reprendre la main. Le 22 novembre, par la bulle Pastoralis praeeminentiae, il ordonne l’arrestation de tous les Templiers de la chrétienté et la mise de leurs biens sous tutelle de l’Église. Les souverains étrangers, jusqu’alors réticents, s’y plient, mais les interrogatoires ne révéleront rien de significatif. Clément V exige également que les Templiers arrêtés en France soient placés sous le contrôle de l’Église. En décembre 1307, Jacques de Molay revient publiquement sur ses aveux. En février 1308, le pape suspend l’action des inquisiteurs et les procédures engagées par le roi de France. Après que ses cardinaux ont entendu plusieurs Templiers à Poitiers et à Chinon, Clément V est obligé de lancer une double enquête. En 1310, il permet à tous les Templiers qui le souhaitent de venir témoigner et défendre l’Ordre. Près de 600 d’entre eux se manifestent et sont transférés à Paris. Lorsqu’ils commencent à démontrer la vacuité des accusations, dénoncent la torture qu’ils ont subie et reviennent sur les aveux que les agents du roi leur ont extorqués, Philippe le Bel réagit fermement : il fait intervenir Philippe de Marigny, le très puissant évêque de Sens, qui accuse ces Templiers d’être relaps, c’est-à-dire d’être retombés dans l’erreur en revenant
54 Templiers sont ainsi brûlés vifs le 12 mai près de la porte SaintAntoine. Les autres renoncent alors à se défendre, pour avoir la vie sauve.
sur leurs aveux. 54 Templiers sont ainsi brûlés vifs le 12 mai près de la porte Saint-Antoine. Les autres renoncent alors à se défendre, pour avoir la vie sauve. La commission pontificale conclue à l’orthodoxie de l’Ordre en juin 1311, tout en encourageant sa réforme. Et lors du concile de Vienne (13111312), Clément V se résout à sacrifier les Templiers, et prononce la dissolution de l’Ordre par la bulle pontificale Vox in excelsio du 22 mars 1312. Les biens saisis sont transférés à l’ordre de l’Hôpital, même si en France notamment, cette restitution mettra de longues années. Reste à régler le sort des derniers dignitaires emprisonnés, dont Jacques de Molay. Absous et réconciliés en 1308, ils sont condamnés à la prison à vie en mars 1314. Soudain, Jacques de Molay, qui espérait encore être libéré ou pouvoir s’expliquer auprès du pape, revient publiquement sur ses aveux et défend l’innocence de l’Ordre. Ce faisant, il est relaps et encourt la peine de mort. Un de ses compagnons, le commandeur de Normandie, Geoffroy de Charney, en fait autant. Furieux et embarrassé, Philippe le Bel ordonne qu’ils soient brûlés vifs le soir même, face au Palais royal.