Secrets d'Histoire

OLIVIER BATTISTINI « ALEXANDRE N’EST PAS UN HUMANISTE, C’EST UN TUEUR »

- Propos recueillis par Marine Guiffray

Passionné par la figure d’Alexandre le Grand et spécialist­e d’histoire grecque, Olivier Battistini nous livre son éclairage sur la vie fascinante du mythique conquérant. Historien, chercheur et auteur prolifique, il a notamment publié Alexandre le Grand. Un philosophe en armes (éd. Ellipses, 2018) et Le Monde grec et l’Orient

de 404 à 200 avant notre ère (sous sa direction, éd. Ellipses, 2021).

Plusieurs historiens ont insisté sur le peu de sources dont nous disposons sur la vie d’Alexandre le Grand ; c’est un personnage entouré de nombreuses légendes. Que sait-on finalement de certain à son sujet ? C’est la question première. Effectivem­ent, pour parler d’Alexandre, il faut remonter aux sources. Et ces sources sont divisées en deux catégories: les sources premières sont les récits des historiens compagnons d’Alexandre, qui l’ont suivi jusqu’au bout du monde. Ces sources premières ont pour la plupart disparu aujourd’hui; il ne reste que de rares extraits. Mais quelques siècles après, Diodore de Sicile, Arrien, Justin, Trogue Pompée, Plutarque et quelques autres ont pu les utiliser. Or, si l’on aborde leurs témoignage­s du point de vue des Grecs et non selon nos critères d’analyse, si on est capable de lire entre les lignes, on peut découvrir des choses absolument étonnantes. Il faut lire et relire les sources. Il faut être sur ses gardes constammen­t, mais si chaque fois on revient, on retraduit, on recommence un travail de « torture des mots », on arrive peut-être à ne pas trop s’éloigner d’Alexandre.

Selon vous, sur quoi reposait véritablem­ent le pouvoir d’Alexandre ?

Le pouvoir d’Alexandre est assez particulie­r.

Il est roi parce qu’il est fils de Philippe, il est roi parce qu’il a été acclamé, il est roi parce que constammen­t il démontre qu’il est digne de ce pouvoir. Le pouvoir d’Alexandre est lié à cette méritocrat­ie; un pouvoir qui est partagé avec un peuple en armes, un pouvoir qui n’existe que parce qu’il y a le soutien de cette armée. Et surtout, le pouvoir est lié à l’art de la parole. Chaque fois qu’il doit prendre une décision, il le fait avec la volonté de persuader. Le pouvoir d’Alexandre est par essence à démontrer constammen­t.

C’est en cela que vous le décrivez comme un « philosophe en armes » ?

C’est exactement cela. Cet art de la parole renvoie évidemment aux leçons d’Aristote. J’appelle Alexandre le « philosophe en armes », en harmonie avec ce qu’est le monde grec. Alexandre est la quintessen­ce du monde grec. Les Grecs avaient compris depuis toujours que la theôria et la praxis, la pensée et l’action, sont au même niveau. Tous les grands stratèges grecs ont une arme secrète qui est la parole philosophi­que, c’est-à-dire une parole qui arrache du sens au réel. Et Alexandre a eu comme maître le plus grand des philosophe­s. Aristote lui a donné une arme de guerre : l’Iliade. Il s'agit d'un traité de tactique fondé sur trois principes: le premier, c’est l’émulation, la rivalité, le courage dans l’armée; le deuxième consiste à ménager la vie

des guerriers; et le troisième, à frapper là où l’ennemi est en apparence plus fort, mais où il a été affaibli. Alexandre appliquera ces trois principes pour remporter la bataille de Gaugamèles.

Quelle a été l’importance de l’oeuvre dite « civilisatr­ice » d’Alexandre dans les territoire­s conquis ?

Toute l’histoire de la Grèce classique est un conflit avec le monde perse depuis les guerres médiques. Par peur qu’un Grec ou une cité grecque obtienne une sorte de panhelléni­sme, les Perses vont essayer pendant tout le ive siècle de soutenir celles qui refusent l’hégémonie d’Athènes, de Sparte ou de Thèbes. Alexandre, lui, règle définitive­ment le problème. Il soumet l’Europe, c’est-à-dire la Grèce classique, et il va frapper l’Asie tout entière pour terminer cette dialectiqu­e qui oppose l’Occident à l’Orient depuis longtemps. Il va se montrer impitoyabl­e quand c’est nécessaire, et clément quand c’est aussi nécessaire. Donner le droit de cité aux vaincus, c’est la ruse absolue. Si les vaincus entrent dans le camp des vainqueurs, il n’y a plus d’ennemi! Alexandre l’a compris très tôt, bien avant la Pax Romana. Il suit les conseils d’Aristote qui lui demandait d’imposer la loi grecque d’une manière implacable, mais en associant les vaincus : c’est la fameuse mission civilisatr­ice.

Donc diffuser l’hellénisme d’une part, mais aussi mêler les peuples ?

Oui, Alexandre voulait faire de Babylone sa capitale, ce qui d’ailleurs choquait les grands Macédonien­s. Attention, cela n’a rien à voir avec l'humanisme ou une moralité qui serait la nôtre, c’est pour une efficacité absolue. Alexandre n’est pas un humaniste, c’est un tueur. Il appartient à un monde où la mort est partout présente. Le but du jeu est d’éliminer les Perses, qui ont failli détruire le monde grec. Alexandre est un être profondéme­nt politique, il a pour but de donner à la Grèce la domination du monde, et cela passe par la constructi­on d’un autre monde.

 ?? ?? L'historien Olivier Battistini, maître de conférence­s à l'université de Corse, est spécialist­e de philosophi­e politique.
L'historien Olivier Battistini, maître de conférence­s à l'université de Corse, est spécialist­e de philosophi­e politique.
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 ?? ?? Alexandre condamnant les fausses louanges, (1760), de Francesco de Mura (1696-1782).
Alexandre condamnant les fausses louanges, (1760), de Francesco de Mura (1696-1782).
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Alexandre le Grand dans le temple de Jérusalem, de Sebastiano Conca (1680-1764).

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