Jeanne, la folle amoureuse
La troisième fille d’Isabelle la Catholique n’a pas hérité du sens politique de sa mère. Jeanne, tantôt mutique, tantôt agressive, un brin paranoïaque, n’a de passion que pour son mari, l’archiduc Philippe le Beau. Son inconséquence mène la Castille au bord de la révolte et pousse son père, son mari et son fils Charles Quint à l’écarter du pouvoir.
a nuit est froide en cet hiver 1503 mais Jeanne demeure inébranlable. Elle serre de ses doigts engourdis la herse du château de la Mota que sa mère, la reine Isabelle de Castille, a fait remonter pour l’empêcher de s’échapper. La jeune femme pleure le départ de son mari pour la cour de Bourgogne. Jeanne aime l’archiduc Philippe le Beau à la folie… au sens littéral.
Jeanne, future reine de paille
La troisième enfant de l’intransigeante reine de Castille n’a pas été élevée pour régner. Son mariage avec un Habsbourg devait seulement
unir sa famille à la puissante maison d’Autriche. L’adolescente mutique et peu sensible aux prêches des prélats catholiques entourant sa mère perd pied lorsqu’elle s’installe chez son époux en Bourgogne en 1496. L’archiduc l’honore assez souvent pour lui donner six enfants mais ne cesse de courir la ribaude. Esseulée et encline à la mélancolie, Jeanne fait à son époux des crises de jalousie plus proches de l’hystérie décrite par Charcot au xixe siècle que de la pudique scène de ménage aristocratique. Après avoir perdu ses trois premiers héritiers, Isabelle rappelle sa fille en Espagne pour la préparer à sa succession. Elle constate avec horreur sa fragilité mentale. Hermétique à la politique, Jeanne se dispute constamment avec sa mère au point que celle-ci la traite de « lionne punique », façon élégante de dire que Jeanne est une sauvage. Pour préserver son royaume qu’elle a renforcé en s’emparant du sultanat de Grenade et en imposant le catholicisme à tous ses sujets, Isabelle décide de sécuriser le pouvoir de Jeanne. Elle nomme son époux, Ferdinand d’Aragon, tuteur de son petit-fils, Charles Quint, jusqu’à ses 20 ans.
Une délirante marche funèbre
Après la mort de sa mère en 1504, voilà Jeanne devenue reine de paille. Son père surveille chacun de ses gestes alors que son mari tant aimé, de retour en Espagne, semble vouloir lui ravir sa couronne. Jeanne devient-elle paranoïaque ou Philippe veut-il vraiment se débarrasser d’elle? Alors qu’en 1506, le couple voyage sur ses terres à cheval, Jeanne s’arrête devant la masse sombre de la forteresse de Burgos. Convaincue que son époux veut l’y enfermer pour régner à sa place, elle se fige sur sa monture et refuse d’avancer ou d’en descendre. Sa prostration dure près de 12 heures… Trois semaines plus tard, l’archiduc meurt brutalement. Alors que la Castille est menacée par la guerre civile, la famine et la peste, Jeanne fait transférer le cercueil de son mari de Burgos à Grenade lors d’une procession nocturne en plein hiver. Le convoi doit cheminer de nuit car la reine ne saurait contempler l’astre du jour après avoir perdu le soleil de sa vie. Elle est si jalouse qu’elle refuse que des religieuses approchent la dépouille dans les monastères où elle fait halte. Les courtisans obligés d’assister à cette marche délirante croient cauchemarder. De retour en Castille en 1507, Ferdinand découvre sa fille en pleine crise mélancolique, hagarde, amaigrie et sale. Il la fait alors enfermer dans la forteresse de Tordesillas où sa santé mentale se délabrera encore jusqu’à sa mort quarante-huit ans plus tard. Et si Jeanne la Folle, bien qu’évincée du pouvoir, était à l’origine de la mélancolie atavique des Habsbourg?