Churchill et son black dog
Officier, journaliste, écrivain, homme politique avant de devenir Premier ministre, il a tenu tête à Hitler et sauvé l’Europe. Pourtant, le grand old man souffrit toute sa vie d’une terrible dépression, qu’il appelait son chien noir, causée en partie par le mépris absolu dans lequel le tenait son père.
Quel est le lien qui unit un Premier ministre britannique, rempart contre l’impérialisme nazi, et un petit garçon malingre, accroché à la main de sa mère sur un quai de gare ? Le black dog, ou chien noir, surnom que Winston donnait à un état dépressif qui l’assaillait à certains moments de son existence, comme avant lui, d’autres membres de la famille Marlborough.
Une nounou réconfortante
Le petit garçon sur le quai de la gare, qui attend un train avec sa mère, n’est pas encore victime du black dog. Celui-ci va se réveiller dans les mois qui suivent, et prospérer tout au long de l’enfance et de l’adolescence, nourri par une situation familiale particulière. Quand il prend ce train, un triste jour de novembre 1882, Winston n’a que 8 ans: il s’apprête à entrer en pension, la prestigieuse St. George’s School, près d’Ascot. Pour la première fois, il va être séparé de sa mère, la si belle Jennie, de son père, dont l’autorité et la moustache le fascinent, et plus cruel encore, de « Woom », surnom qu’il donne à Miss Everest, sa chère nounou. Les mauvais traitements vont un peu l’affecter – il est rebelle, et les coups de fouet pleuvent – et vont d’ailleurs contraindre ses parents à le changer d’école; le plus difficile pour lui est
la sensation d’abandon dans lequel le plonge son nouvel état d’écolier. Il se réfugie dans les lettres qu’il envoie à ses parents. Alors que sa mère omet de lui répondre, accaparée par ses mondanités et ses amants, son père, quand il le fait, lui renvoie son courrier, avec les fautes d’orthographe soulignées en rouge. Sir Randolph, député conservateur, secrétaire d’État à l’Inde, a la paternité plutôt rude: il traite son fils d’« écolier attardé », lui reproche d’écrire « mon cher papa » au lieu de « cher père ». Winston dira plus tard: « J’ai grandi dans la poche de son gilet, oublié comme un penny. » Si la poche est près du coeur, rien n’est perdu. Celle de Randolph était certainement la droite.
Un homme d'État bipolaire ?
Cette enfance difficile, dénuée de marques d’affection, va faire de Winston un être singulier, brillant et rebelle, pressé et sûr de lui, intrépide et mufle, qui, toute sa vie, va courir après la reconnaissance d’un père qui le méprisait. Son père meurt alors qu’il n’a que 21 ans, c’est donc une légitimité post mortem qu’il recherche, sans aucun espoir d’apaisement en ce bas monde. Des psychiatres se sont penchés sur le cas Churchill. Ils ont longtemps parlé de cyclothymie, puis dysthymie (trouble de l’humeur chronique, avec spectre dépressif). Aujourd’hui, il apparaît que Churchill était bipolaire. Il soignait ses crises d’angoisse par des addictions comme l’alcool, et une hyperactivité. Rien ne le boostait plus que l’adversité, la guerre, les conflits. Son black dog reprenait le dessus quand le pays n’avait plus besoin de lui. En 1915, quand on lui imputa la responsabilité de la crise des Dardanelles, en 1945, et en 1955 lorsqu’il prit une retraite forcée, à 80 ans. Toute sa vie, Winston eut peur d’être un fils indigne. Peu rancunier, il écrivit une biographie de son père et des Marlborough, hagiographie plutôt. Persuadé de mourir au même âge que Sir Randolph, 45 ans, il quitta la scène à 90 ans. Mais un 24 janvier, comme son père. Winston, un être décidément très singulier.