ENTRE LÉGENDES ET VÉRITÉS La postérité de Marie Madeleine
La légende eut tôt fait de s’emparer de Marie Madeleine, donnant naissance à une multitude d’avatars et d’arabesques plus ou moins fantasmagoriques, qui ont fini par occulter l’humble et belle vérité de ce disciple féminin du Nazarénien, le premier témoin de la Passion à rencontrer face à face le Ressuscité dans le jardin du Golgotha.
Dans les premiers siècles du christianisme, les gnostiques, ces tenants d’une religion du secret, fondée sur l’initiation et prônant l’existence d’un dieu du Bien et d’un autre du Mal, ont transformé Marie Madeleine en une figure iconique, à la fois ésotérique et païenne, l’identifiant à la Sofia, la déesse mère de la sagesse, de la justice et de la connaissance, l’associant à Isis, Ishtar, Ève ou Marie, parfois même à l’incarnation du « Féminin sacré ». D’autres ont vu en elle un alter ego du Christ. Et les élucubrations fumeuses se sont multipliées.
LES « MARIE » CONFONDUES
L’Akhmîm Codex, papyrus acquis en Égypte en 1896 par un spécialiste germanique des chrétiens d’Orient et conservé aujourd’hui au Neues Museum de Berlin, contient ainsi les fragments d’un pseudo « Évangile selon Marihamm », autrement dit Marie Madeleine. Écrit en sahidique, un dialecte copte, et datant probablement de la fin du iie siècle, ce texte nous montre
Jésus dispensant, à côté de son enseignement officiel aux apôtres, une formation secrète, toute différente, à ce disciple privilégié, celle qu’il a aimée « plus que toutes les autres femmes ». Quand celle-ci voulut en faire part aux apôtres, Pierre réagit avec colère: le Sauveur n’a pu transmettre deux discours aussi différents! Le pseudo-Évangile selon Philippe, retrouvé fortuitement en 1945 par un Bédouin dans une jarre à Nag Hamadi, en Haute-Égypte, avec 13 codex gnostiques en langues coptes, en fait la « compagne » de Jésus, qu’elle « baise sur la bouche », ce qui a donné lieu de nos jours à des interprétations lourdes et malveillantes, car le texte, bien évidemment, était à lire dans le sens d’une initiation spirituelle et non charnelle. Comme on avait confondu Marie Madeleine avec Marie de Béthanie, on la jeta avec son frère Lazare, Marie Salomé, Marie Jacobé et le jeune Sidoine, l’aveugle guéri par Jésus, dans une barque en partance pour la Provence. Ce frêle esquif aurait accosté sur une grève déserte qui prit plus tard pour cette raison le nom de Saintes-Maries-de-laMer. Ces pionniers auraient alors
évangélisé la Provincia Romana (la Provence). Là-dessus se greffa une autre tradition figurant chez Jean Cassien, fondateur au ve siècle de l’abbaye Saint-Victor à Marseille, et reprise au xiiie siècle par la Légende dorée du dominicain Jacques de Voragine : cette tradition confond volontairement Marie Madeleine avec un personnage postérieur, Marie l’Égyptienne, connue à Alexandrie au début du ve siècle pour avoir été une ancienne prostituée qui finit ses jours en ermite dans le désert de Judée. La Magdaléenne, pécheresse repentie, aurait vécu trente-trois ans (l’âge symbolique du Christ au moment de sa mort) au fond d’une vaste caverne humide, se nourrissant de racines et s’abreuvant de l’eau du ciel, pleurant ses péchés et couvrant sa nudité d’une longue chevelure. Confusion regrettable pour l’authentique Marie de Magdala, femme pathétique et douloureuse, présente au Calvaire, emplie d’un amour désintéressé et infini pour son Sauveur, et dont les quatre Évangiles canoniques, les seuls reconnus par l’Église, ne disent nulle part qu’elle a été une courtisane ou une pécheresse dans
une vie antérieure. Être possédée, en effet, c’est subir l’emprise de Satan dans son corps et son esprit, c’est être le jouet de forces obscures: ce n’est nullement un péché, car il n’y a pas de consentement au mal.
LA LÉGENDE DE LA GROTTE
Toujours est-il que la légende provençale s’empara de cette histoire et l’accommoda à sa sauce. C’est ainsi que l’on peut voir aujourd’hui la grotte où la grande pécheresse se serait retirée sur la montagne de la Sainte-Baume et que l’on peut prier devant son tombeau dans la crypte de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Saint-Maximin, tenue par les dominicains. Plusieurs papes et rois de France ont fait le pèlerinage. Des milliers de fidèles le font encore. Chaque année, le lundi de la Pentecôte, la paroisse Saint-Maximin et l’association Santo Madaleno organisent dans les rues une grande procession de sa châsse d’or. À la vérité, on ne sait plus de quelle Marie il s’agit. Les moines de l’abbaye de Vézelay, dans l’Yonne, pour capter à leur profit le culte de la sainte, prétendent eux aussi posséder quelques-uns de ses restes sacrés (ils auraient été dérobés de nuit dans le tombeau de SaintMaximin). Malheureusement tout ceci est en contradiction avec une antique tradition selon laquelle Éphèse, en Asie mineure, aurait hébergé sa relique entre le vie et le ixe siècle, avant qu’elle ne fût transférée à Constantinople…
UNE FIGURE RÉINVENTÉE
La vraie Marie de Magdala restant mystérieuse, la période contemporaine n’a pas été avare d’avatars, particulièrement dans la littérature romanesque.
On songe évidemment à l’épais roman de Nikos Kazantzákis paru en 1954, La Dernière Tentation, dont l’adaptation à l’écran en 1988 par Martin Scorsese, sous le titre de La Dernière Tentation du Christ, fut source de vives polémiques. Décrire Jésus comme amoureux de Marie Madeleine et cédant à la tentation d’un homme ordinaire ne pouvait que faire scandale dans les milieux catholiques. C’est une autre voie qu’a suivie le Da Vinci Code, le fameux thriller de Dan Brown, qui a largement réutilisé les allégations d’un livre à connotation complotiste, L’Énigme sacrée de Henry Lincoln, Michael Baigent et Richard Leigh. Jésus,
survivant au supplice de la croix, se serait marié à Marie Madeleine et en aurait eu un enfant: un secret explosif… Mieux encore, la Magdaléenne serait elle-même le Saint Graal, « symbole de la féminité sacrée et la déesse qui, bien sûr, a disparu de nos jours car l’Église l’a éliminée ». D’où sa transformation volontaire en prostituée. Toutes ces élucubrations romanesques, naturellement, ne résistent pas à l’analyse critique. Cependant, il faut reconnaître qu’en présence d’un personnage aussi multiforme, même certains historiens ont laissé filer leur imagination, sans produire la moindre preuve pour étayer leurs assertions. Ainsi le célèbre R.P. Bruckberger qui pendant vingt ans avait rêvé de faire un film sur Marie Madeleine mais n’a jamais trouvé le financement. Dans le livre qu’il lui a consacré en 1952, il avait conclu de la simple proximité du bourg de Magdala avec la capitale hérodienne que Marie, marquée par l’hellénisme et sa morale relâchée, s’était mise à fréquenter l’infréquentable Tibériade, où les juifs pieux ne s’aventuraient jamais parce qu’elle avait été construite sur un cimetière. « C’est la cour d’Hérode, écrit-il, qui a attiré d’abord cette jeune beauté de grande famille, puis l’influence d’Hérodiade qui a déterminé la belle Juive à secouer les derniers préjugés, pas très enracinés d’ailleurs, et à jeter, comme on dit, son bonnet par-dessus les moulins. » Et la voilà embarquée parmi les hétaïres du voluptueux maître de la Galilée ! Pure fiction, bien sûr !
LA RECONNAISSANCE D’UNE DISCIPLE
Tout récemment, un historien français, Thierry Mussa, a poussé plus loin l’audace, au prix il est vrai de quelques torsions exégétiques de l’Évangile de Jean. Il a prétendu démontrer que Marie Madeleine serait tout simplement la propre mère de Jésus, Marie de Nazareth. Il fallait le faire! Magdala ne serait pas un toponyme renvoyant à la bourgade des bords du lac, mais proviendrait du mot araméen megaddela signifiant
« la célébrée », « l’Exaltée »,
« la Magnifiée ». À démontrer ! L’Église, quant à elle, a rétabli un minimum de vérité historique. Depuis une décision de saint Paul VI en 1969, sainte Marie Madeleine est célébrée le 22 juillet, non plus comme « pécheresse », mais comme « disciple » tandis que Marie de Béthanie est fêtée le 29, conjointement avec sa soeur Marthe. En juin 2016, un décret du pape François a élevé au rang de fête solennelle la célébration de Marie Madeleine,
« apôtre des apôtres et témoin de la Miséricorde ».
En 2006, le film Da Vinci Code tiré du best-seller de Dan Brown popularise une rumeur. Jésus aurait été marié avec Marie Madeleine dont il aurait eu une fille, Sarah. Le romancier s’est inspiré du canular du Prieuré de Sion et d’élucubrations de journalistes britanniques pour faire de la disciple de Jésus le secret le mieux gardé du christianisme.
Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Paris en ce temps-là ne savait plus quoi inventer pour satisfaire les touristes venus du monde entier. C’était en 2006, juste après la sortie du film Da Vinci Code, de Ron Howard, l’adaptation du best-seller de Dan Brown vendu à 86 millions d’exemplaires. Les badauds adeptes de la théorie du complot arpentaient les lieux visités par Robert Langdon, un spécialiste des symboles, entraîné malgré lui sur la piste du plus grand secret de l’Église. Le héros était poursuivi par l’Opus Dei, une institution catholique bien réelle, et enquêtait sur le Prieuré de Sion dont Léonard de Vinci et Isaac Newton auraient été les grands maîtres avant Jacques Saunière, conservateur du Louvre assassiné au début du livre. Les initiés gardaient un incroyable secret: le mariage de Jésus avec Marie Madeleine. Cette dernière aurait été inhumée sous la pyramide inversée du Louvre construite en 1989 par l’architecte sino-américain Ieoh Ming Pei. Le film s’achève sur un plan du héros. Langdon, campé par Tom Hanks, se recueille pieusement au-dessus d’elle en prononçant la phrase dont il cherchait le sens: « Elle repose enfin sous le ciel étoilé. » La caméra plonge ensuite dans la structure de verre et d’acier avant de pénétrer dans le pyramidion de pierre situé à son apex. Le tombeau de Marie Madeleine apparaît, sarcophage minéral surmonté d’un gisant
Les films consacrés aux personnages bibliques sont pléthoriques. Jésus, Moïse, Paul… Les femmes, sacrificielles ou vénéneuses, y sont reléguées au rang de figurantes. L’époque étant au féminisme, le réalisateur Garth Davis décide de faire de Marie Madeleine son héroïne principale dans un film éponyme sorti en 2018. La jolie Rooney Mara incarne une Magdalénienne courageuse et lumineuse au côté de Joaquin Phoenix campant Jésus de Nazareth. Cette grande fresque hollywoodienne dépoussière autant le péplum biblique que le motif classique du chemin initiatique en version féminine.