Secrets d'Histoire

FRANCINE DOMINIQUE LIECHTENHA­N : « LA POLITIQUE DE POUTINE EST TRÈS INSPIRÉE DE CELLE DE CATHERINE II »

- PROPOS RECUEILLIS PAR COLINE BOUVART

Les ambitions territoria­les et la stratégie de Catherine II, directemen­t héritées de Pierre le Grand dont elle revendique l’héritage, ont imposé la Russie comme une grande puissance européenne, et un acteur incontourn­able du concert des nations. Une grandeur qui a façonné l’imaginaire et la culture russe actuels.

Francine-Dominique Liechtenha­n est directrice de recherche au CNRS et spécialist­e de la Russie. Elle a notamment publié Les Trois Christiani­smes et la Russie ; Élisabeth Ire de Russie. L’autre impératric­e ; Pierre le Grand. Le premier empereur de toutes les Russies et Catherine II, le courage triomphant (éd. Perrin).

Catherine II s’affirme comme l’héritière de Pierre le Grand. Dans quelle mesure s’inscritell­e dans sa continuité ? Elle aimait en parler comme de son grand-père. Il l’était, par alliance, mais c’était un lien familial un peu artificiel. Elle est surtout sa continuatr­ice en politique, d’abord dans son combat contre les Ottomans, même si ce n’est pas elle qui leur déclare la guerre. Elle s’empare de la Crimée, une ambition qui remontait à Pierre le Grand. Et elle anéantit la Pologne, grande puissance militaire jusqu’au xviie siècle, qui n’avait cessé d’attaquer la Russie. Elle reprend également certaines institutio­ns de Pierre Ier, comme le Sénat, mais aussi le recensemen­t, l’arpentage des terres, et plusieurs de ses ordonnance­s concernant les villes ou corporatio­ns sont inspirées de cette époque.

Vous dressez un parallèle entre la tactique de Pierre le Grand et celle de Catherine II à propos de la Pologne… Oui, la Pologne est alors une sorte de monarchie constituti­onnelle, la noblesse polonaise élit son roi dès la fin du xviie siècle. Leur choix se porte alors sur Auguste II de Saxe, que soutenait Pierre le Grand, au détriment de Stanislas Leszczynsk­i, candidat de la France. Auguste III, son fils, lui succède, mais il meurt en 1764. Catherine II s’arrange alors, comme son prédécesse­ur, pour imposer une personne de son choix: Stanislas Auguste Poniatowsk­i, son ancien amant. Cette stratégie fait rentrer la Pologne dans la sphère d’influence de la Russie et l’en rend encore plus dépendante. Pierre et Catherine ont partagé ce même désir de contrôle du chef de l’État polonais.

Il y a aussi les rapports compliqués avec la Suède… Pierre le Grand fait la guerre à la Suède et s’empare notamment des régions baltes. En réalité, il en a surtout chassé les Suédois : c’est un occupant qui en chasse un autre.

Et il fonde Saint-Pétersbour­g. Le règne de Catherine II sera marqué par les mêmes tensions avec la Suède, malgré son amitié pour Gustave III.

Comment Catherine II parvient-elle à mettre en grande partie la main sur la Pologne, et notamment sur l’actuelle Ukraine ? La région de l’Ukraine, dont

le nom signifie « territoire des frontières », était en effet coincée entre Pologne et Russie. On la surnommait « Petite Russie » avec un peu de mépris, même si ce terme historique relève de la répartitio­n des orthodoxes dans la région. Une partie se situait à l’est du Dniepr, dont on entend beaucoup parler en ce moment, et sous l’influence russe. L’autre partie, à l’ouest, était beaucoup plus mixte et en proie à des tensions religieuse­s et ethniques entre protestant­s (soutenus par la Prusse), orthodoxes (soutenus par Catherine II) et catholique­s (soutenus par Marie-Thérèse, François Ier et Joseph II d’Autriche). Chacun de ces souverains va vouloir ainsi intervenir pour protéger ses coreligion­naires. La région, fragilisée par cette mixité, agace tout le monde et attise toutes les convoitise­s. En trois étapes, la Pologne va ainsi disparaîtr­e: en 1772, un premier accord cède des territoire­s aux trois puissances étrangères, puis en 1793 à la Russie et à la Prusse.

En 1795, le pays, très sensible aux idées révolution­naires françaises, est finalement anéanti et complèteme­nt partagé entre Prusse, Russie et Autriche. L’Ukraine devient en grande partie russe. Et c’est à ce passé que fait aujourd’hui référence Vladimir Poutine.

Et pour la Crimée ? Entre 1240 et 1440, la Russie est dominée par les Tatars. Ces derniers sont repoussés vers le sud au xve siècle jusqu’en Crimée où ils constituen­t un Khanat, indépendan­t mais vassal, du point de vue religieux, du sultan de Constantin­ople. Les Tatars continuent à mener des incursions en Russie, et en Ukraine notamment. Or les Russes avaient été très marqués par le règne des Tatars et redoutaien­t leur retour. Élisabeth Ire et Catherine ne cessent de les repousser, avant que Catherine II exige, en 1783, l’intégratio­n de la Crimée dans son territoire, ce qui ne suscite pas de protestati­ons internatio­nales. Elle en fait une région florissant­e, y fonde des villes, encourage l’installati­on de Russes en Crimée, développe la culture… et déporte les Tatars vers l’est. Poutine se sert du souvenir de Pierre le Grand mais sa politique est en réalité très inspirée de celle de Catherine II. On peut également observer que la Russie a été coupée du monde occidental lorsqu’elle était dominée par les Tatars, aucune puissance n’est venue à son secours. Cette période de repli sur elle-même a favorisé le développem­ent d’une identité et d'une culture proprement russes. Les Russes ont aussi hérité d'une technique de guerre des Tatares très particuliè­re, celle de la terre brûlée : s’en prendre aux population­s civiles et détruire les villages pour les intimider afin qu’ils supplient leur dirigeant de faire la paix. Pierre le Grand, Catherine II, et aujourd’hui Poutine ont adopté cette même stratégie. Et les ambitions territoria­les plus ou moins cachées de ce dernier sont probableme­nt dans la lignée de ces empereurs. ∫

 ?? ??
 ?? ?? Pierre le Grand (1672-1725), La Fondation de SaintPéter­sbourg (1703), de Alexeï Venetsiano­v (1780-1847).
Le tsar Pierre Ier, sur les rives de la Neva avec ses conseiller­s, décide de l'emplacemen­t de la nouvelle capitale de son empire.
Pierre le Grand (1672-1725), La Fondation de SaintPéter­sbourg (1703), de Alexeï Venetsiano­v (1780-1847). Le tsar Pierre Ier, sur les rives de la Neva avec ses conseiller­s, décide de l'emplacemen­t de la nouvelle capitale de son empire.

Newspapers in French

Newspapers from France