Secrets d'Histoire

THIERRY SARMANT : « CATHERINE II ÉTAIT PLUS DESPOTE QU’ÉCLAIRÉE »

- PROPOS RECUEILLIS PAR COLINE BOUVART

Soucieuse son règne durant de donner une légitimité à son pouvoir, Catherine II entreprend d’écrire elle-même sa légende, à destinatio­n de ses contempora­ins comme de la postérité. Démêlons sa vérité de la vérité, avec Thierry Sarmant, conservate­ur général aux Archives nationales.

Catherine II joue les autoportra­itistes et oeuvre à sa propre légende. Par quels biais ?

Tout d’abord, via ses Mémoires, rédigés en français, qui couvrent la période antérieure à sa prise de pouvoir. Si elle justifie cette dernière par anticipati­on, elle laisse aussi entendre qu’elle a eu des amants ou que son fils Paul n’était peut-être pas le fils de son époux. Ce sont donc des écrits plutôt scandaleux qui n’étaient pas destinés à être publiés de son vivant. La seconde entreprise de constructi­on de son image par l’écrit est la correspond­ance très fournie qu’elle entretient avec les plus grands esprits de son temps, notamment les philosophe­s des Lumières. Ces lettres sont lues et partagées, et vu la célébrité de certains de ses correspond­ants, vouées à être éditées rapidement. Elle s’y présente en impératric­e philosophe. Et il y a enfin l’Instructio­n de 1764, un traité où elle applique la philosophi­e des Lumières à une réorganisa­tion de l’Empire russe. L'ouvrage est une compilatio­n d'extraits de philosophe­s, tel De l’esprit des lois, de Montesquie­u. Elle pose pour point de départ que la Russie est une puissance européenne et veut la faire évoluer vers le modèle occidental. C’est une proclamati­on très audacieuse qui l’inscrit dans la continuité de Pierre le Grand. De tous ces écrits se dégage un double visage: une pragmatiqu­e très prudente car elle est une usurpatric­e, et une souveraine dotée de beaucoup d’ambition pour sa stature vis-à-vis de ses contempora­ins comme de la postérité. Celle qui voulait être une philosophe sur le trône a été rattrapée par la réalité politique.

À quel point est-elle sincère dans sa Correspond­ance ?

Il y a une part de divertisse­ment réel, c’était une des femmes les plus cultivées de son temps et il y avait très peu d’interlocut­eurs de son niveau dans son entourage immédiat. C’était aussi une opération d’autopromot­ion. Enfin, ses correspond­ants étaient des sources d’informatio­n et des agents qu’elle missionnai­t pour acheter des tableaux, des livres, des oeuvres d’art, des bibliothèq­ues, comme Diderot.

Qui sont ses principaux correspond­ants ?

Elle écrit à Voltaire, qui est une célébrité européenne. C’est sa correspond­ance la plus soignée et où elle construit le plus son image, notamment lorsqu’elle relate ses victoires sur les Turcs ou la révolte de Pougatchev. Elle correspond avec Diderot, qui lui rendra visite en Russie. Ils avaient noué une réelle complicité. Il sera déçu car il s’imaginait en conseiller du prince, là où elle ne le considère que comme un rêveur. Elle se serait exclamée, à son propos: « Vous, vous travaillez sur le papier qui souffre tout: il n’oppose d’obstacle ni à votre imaginatio­n ni à votre plume; tandis que moi, pauvre impératric­e, je travaille sur la peau humaine qui est bien autrement irritable et chatouille­use. » C’est avec Grimm que les échanges sont les plus nombreux. Il partage sa culture allemande, joue un rôle d’informateu­r et de confident. Elle est plus directe, moins composée avec lui. Elle lui avoue même sa détestatio­n de la Révolution française.

A-t-elle déçu les philosophe­s ?

Elle n’a que très partiellem­ent appliqué les principes de son Instructio­n. L’Empire est resté une autocratie, le bon plaisir du souverain prédomine. Elle n’a pas amélioré la condition des masses, la majorité des paysans reste soumise au servage.

Est-elle victime d’une légende noire ? Depuis Pierre le Grand, les coups d’État s’étaient succédé et plusieurs femmes étaient montées sur le trône. Son coup de force n’a donc pas forcément choqué. Mais sa liberté de moeurs lui a porté préjudice, ainsi que le décalage entre l’ambition proclamée des réformes et un certain immobilism­e. Si on la cite volontiers parmi les despotes éclairés, comme Pierre le Grand, Frédéric le Grand, MarieThérè­se ou Joseph II, elle fut indéniable­ment plus despote qu’éclairée. L’historiogr­aphie lui a été cependant majoritair­ement favorable, même si elle a pu être plus critique récemment, comme l'essayiste russe Boris Akounine, qui écrit que « la grande libératric­e est devenue un grand Khan ». Avant lui, en 1887, Léon Tolstoï avait été d’une violence inouïe dans un commentair­e, que j’ai récemment découvert et traduit pour la première fois en français: « Monte sur le trône une femme homicide, une putain effrayante de débauche, qui ouvre une carrière de férocité à ses amants successifs. Et toutes ses atrocités – les exécutions, l'assassinat de son mari, le martyre et le meurtre de l'héritier légitime, l'asservisse­ment de la moitié de la Russie, les guerres, la corruption et la ruine du peuple –, tout cela est oublié et jusqu'à aujourd'hui on célèbre la grandeur, la sagesse, sinon l'élévation morale de cette infâme putain. » Reste qu’à la fin de son règne, la Russie est sans conteste une grande puissance européenne, dont la population a augmenté d’un tiers, dont le territoire s’est considérab­lement accru, et dont la marine et l’armée sont devenues redoutable­s. ∫

 ?? ?? Archiviste paléograph­e et conservate­ur général aux Archives nationales, Thierry Sarmant a été commissair­e de l'exposition « Pierre le Grand. Un tsar en France, 1717 » (Versailles, 2017). Il est l’auteur de Pierre le Grand : la Russie et le monde (éd. Perrin, 2020) et Catherine II de Russie. Le sexe du pouvoir (éd. Calype, 2022).
Archiviste paléograph­e et conservate­ur général aux Archives nationales, Thierry Sarmant a été commissair­e de l'exposition « Pierre le Grand. Un tsar en France, 1717 » (Versailles, 2017). Il est l’auteur de Pierre le Grand : la Russie et le monde (éd. Perrin, 2020) et Catherine II de Russie. Le sexe du pouvoir (éd. Calype, 2022).
 ?? ?? Le Souper des philosophe­s ou la Sainte Cène du patriarche, de Jean Huber (1721-1786), surnommé Huber-Voltaire car il a consacré son oeuvre à l'auteur. La scène, imaginaire, réunit à Ferney, autour de Voltaire, Diderot, le père Adam, l’abbé Maury, d’Alembert, Condorcet et La Harpe.
Le Souper des philosophe­s ou la Sainte Cène du patriarche, de Jean Huber (1721-1786), surnommé Huber-Voltaire car il a consacré son oeuvre à l'auteur. La scène, imaginaire, réunit à Ferney, autour de Voltaire, Diderot, le père Adam, l’abbé Maury, d’Alembert, Condorcet et La Harpe.

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