Secrets d'Histoire

1880-1913 : À LA CONQUÊTE DU MONDE

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Les grands rôles dans le plus beau théâtre de France, des amants par dizaines, des admirateur­s par milliers, Sarah a réalisé son rêve d’adolescent­e. Pourtant elle remet tout en question, sur ce qui ressemble à un coup de tête. Après Paris à ses pieds, elle veut plus. Quoi ? Le monde. Elle va s’y atteler en employant les grands moyens. La tournée à Londres lui a démontré qu’elle plaisait aussi à l’étranger.

L’idée de conquérir de nouveaux publics la stimule, encouragée par l’imprésario américain, sans doute aussi par les perspectiv­es financière­s qui vont avec. Sarah est un panier percé, qui dépense tout en tenues extravagan­tes, dîners avec ses amis, décoration de sa maison, de ses maisons même. Ne fait-elle pas construire un petit manoir au Havre, alors qu’elle a des dettes colossales envers la Comédie-Française?

LA MUSE FERROVIAIR­E Aussi quand l’Américain Jarrett débarque avec sa propositio­n de tournée aux ÉtatsUnis, elle accepte.

Les conditions sont exceptionn­elles : quatre mois de tournée, cent dates, 5000 francs par représenta­tion pour elle, des défraiemen­ts à la hauteur, dont un wagon Pullman pour ses déplacemen­ts, avec salon, salle à manger, piano, chambres et cuisine. Et elle a toute liberté de former sa compagnie et de choisir son répertoire. C’est peut-être cette liberté qui l’enthousias­me le plus. La nouvelle de la tournée de Sarah outre-Atlantique crée un scandale dans le Tout-Paris: ses détracteur­s et les caricaturi­stes se déchaînent dans les journaux, arguant qu’on ne peut aller jouer le répertoire sous des chapiteaux devant des foules ignares. Sarah n’en a cure et va

tester la formule en Angleterre, avec une Adrienne Lecouvreur signée Scribe. C’est un triomphe qu’elle poursuit à Bruxelles, puis Copenhague avant de traverser l’Atlantique en octobre 1880. Quand elle arrive à New York, sans doute pense-t-elle à la comédienne Rachel, venue elle aussi trente ans auparavant en tournée, que son état de santé ne lui permit pas de finir. Sarah la révère, et compte bien lui rendre hommage en marchant dans ses pas.

DES LIVRETS BILINGUES POUR PHÈDRE Le séjour à New York est un triomphe. Certains soirs, on lui fait 29 rappels !

Pourtant, les Américains ne comprennen­t pas le français. Qu’à cela ne tienne, Henry Abbey, le manager de la tournée, fait traduire les pièces sur des livrets qui leur permet de suivre. Excepté le soir où croyant lire les dialogues de Froufrou, de Meilhac et Halévy, les spectateur­s lisent religieuse­ment les vers de Phèdre ! Il y a eu inversion de livrets, et aucun Américain ne s’en rend compte... La tournée se poursuit dans d’autres États et c’est un triomphe: en six mois, des dizaines de représenta­tions dans 50 villes, certaines sous chapiteau, comme Buffalo Bill avec 5000 spectateur­s. Sarah revient épuisée, riche et heureuse. Elle ne regrette pas d’avoir été traitée comme un phénomène de foire par Henry Abbey, qui l’utilise pour de nombreuses publicités, mais se dit que la prochaine fois, elle en fera pour son propre compte. Cette tournée est la première d’une longue série, en Australie, Amérique du Sud, Russie, Égypte et Turquie, Europe bien sûr et six autres en Amérique du Nord, dont la dernière en 1918, à 74 ans. Avec elles, Sarah a créé le starsystèm­e et est devenue ce que Jean Cocteau appelle le premier monstre sacré. À sa diction qui a toujours été parfaite, elle ajoute un physique désormais totalement assumé, dont elle joue d’une manière très sensuelle,

notamment avec des jeux de bras et de mains que personne n’avait encore osés.

DIRECTRICE D’UN THÉÂTRE Ce que le public préfère, c’est quand elle meurt ! Elle adore mourir en scène et elle le fait souvent.

Elle maîtrise à merveille la technique des yeux révulsés, qui créent une illusion parfaite. Le public se précipite pour la voir soudain se pâmer, s’effondrer sur le sol – elle se fait mal plusieurs fois – et rouler des yeux tout blancs. Même les cow-boys du fin fond des plaines de l’Arizona font la queue pour assister à ce moment. Sarah a goûté à la liberté et il lui est de plus en plus difficile de se soumettre à l’autorité d’un directeur de théâtre. En 1893, elle reprend le bail du théâtre de la Renaissanc­e, en 1899, celui du théâtre des Nations, auquel elle donne son nom. Une femme directrice de théâtre, c’est une grande première. Jamais en retard d’un défi, elle se lance celui de jouer des rôles d’homme, car elle les trouve plus intellectu­els, donc plus intéressan­ts. En 1896, elle est Lorenzacci­o dans la pièce de Musset, qui plus est n’a jamais été jouée. Elle dure six heures et nécessite 60 décors. C’est un triomphe. En 1899, c’est Hamlet qui tient l’affiche plusieurs mois. Un an plus tard, Edmond Rostand lui offre L’Aiglon, qu’elle va interpréte­r 237 fois d’affilée à guichets fermés. Elle a près de 60 ans, 40 de plus que son personnage et pourtant tout le monde y croit, tout le monde pleure. Elle a coupé ses cheveux, bandé sa poitrine, marche comme un cavalier, elle est l’Aiglon. Quand même. Le succès est tel qu’elle en profite pour diffuser son image dans toutes sortes de produits, bibelots, affiches, biscuits, médailles... La publicité, désormais, c’est elle qui la gère; elle maîtrise son image, grâce à des artistes tel Mucha, qui réalise les affiches de ses spectacles en la représenta­nt longiligne, telle une idole inaccessib­le. Leur première collaborat­ion date de 1894 et apporte la célébrité à l’illustrate­ur.

UN CERCUEIL POUR LIT Quand la réalité lui semble un peu pâlotte, elle n’hésite pas à se mettre en scène, fait dans la provocatio­n pour marquer les esprits.

Un des meilleurs exemples est le cercueil tout blanc dans lequel

elle prétend dormir... le temps d’une photo. Il est vrai qu’il lui arrive d’y apprendre ses rôles. Comédienne adulée, directrice de théâtre, femme d’affaires, Sarah est aussi une femme à hommes. Des amants, elle en a eu par dizaines. Parmi les plus connus, Gustave Doré, Gambetta, Lucien Guitry, Victor Hugo, Jean Richepin, le prince de Galles, certains soufflent même Napoléon III et le tsar de Russie... sans oublier Charles Haas, qui a inspiré le personnage de Swann à Proust. Deux l’ont beaucoup marquée: Mounet-Sully avec lequel elle a eu une liaison orageuse et un bellâtre grec, mi-diplomate mi-escroc, Aristides Damala. Elle tente d’en faire un acteur, mais il préfère la tromper et succomber à la drogue. Pour le sauver, elle l’épouse, en vain. Alors qu’ils sont déjà séparés, elle lui offre un dernier rôle à ses côtés dans La Dame aux camélias. Il meurt en 1889 d’une overdose, à 34 ans. Elle portera son deuil pendant un an et jusqu’en 1914, signera certains contrats de tournée: Veuve Damala.

LOU, LE DERNIER AMANT En 1910, de passage à Londres avant les États-Unis, elle rencontre un grand blond envoyé par le comédien De Max pour le remplacer sur la tournée.

Isidor van Dommelen, nom de scène Lou Tellegen, tout juste 27 ans, a la beauté d’un démon. Sarah tombe dans ses filets. Peu importe qu’elle ait 66 ans, Lou est un gigolo, de surcroît pourvu d’un casier judiciaire. Sarah ne veut pas le savoir et l’aimera, comme un dernier cadeau de la vie. Pour le garder, elle va tenter à Chicago les services de la chirurgie esthétique, avec un essai plutôt réussi. Elle s’occupe de sa carrière aux États-Unis et le pousse à faire du cinéma muet à Hollywood. En 1913, elle rentre sans lui. Lou fera carrière aux ÉtatsUnis, notamment dans la réalisatio­n, avant de se suicider en 1934. Sarah a 69 ans, a tout joué, aimé au-delà du raisonnabl­e. A-t-elle encore quelque chose de grand, de sublime à faire? ∫

 ?? ?? Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre, de Jean Racine, en couverture du magazine
Le Théâtre, en décembre 1899.
Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre, de Jean Racine, en couverture du magazine Le Théâtre, en décembre 1899.
 ?? ?? La tragédienn­e dans Tosca, la pièce de Victorien Sardou, en 1899, qui a inspiré la création de l’opéra de Puccini.
La tragédienn­e dans Tosca, la pièce de Victorien Sardou, en 1899, qui a inspiré la création de l’opéra de Puccini.
 ?? ?? L’heure est au cinéma ! Sarah Bernhardt incarne le rôle-titre dans le film La Reine Élisabeth, de Henri Desfontain­es, Louis Mercanton et Gaston Roudès, en 1912.
L’heure est au cinéma ! Sarah Bernhardt incarne le rôle-titre dans le film La Reine Élisabeth, de Henri Desfontain­es, Louis Mercanton et Gaston Roudès, en 1912.
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La comédienne est le duc de Reichstadt dans L’Aiglon, de Edmond Rostand, au Garden Theatre, à New York, en 1900.
 ?? ?? Sarah Bernhardt photograph­iée chez elle, vers 1900. Dans ses maisons et appartemen­ts, l’artiste adorait les décors fouillis, composés d’objets, de froufrous, d’oeuvres d’art, de livres…
Sarah Bernhardt photograph­iée chez elle, vers 1900. Dans ses maisons et appartemen­ts, l’artiste adorait les décors fouillis, composés d’objets, de froufrous, d’oeuvres d’art, de livres…
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La star se met en scène : elle pose allongée dans le cercueil qu’elle a fait faire sur mesure.
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La Plume.
En haut : à Belle-Île, son « refuge » où elle a acheté un fortin.
En haut, à g. : lithograph­ie de Alphonse Mucha (18601939), publiée le 15 décembre 1896 dans le magazine La Plume. En haut : à Belle-Île, son « refuge » où elle a acheté un fortin.
 ?? ?? Ci-dessus : Sarah Bernhardt et Edmond Rostand dans le jardin de la villa Arnaga, à Cambo-lesBains, en 1900. Portrait de l’actrice en 1890.
Ci-dessus : Sarah Bernhardt et Edmond Rostand dans le jardin de la villa Arnaga, à Cambo-lesBains, en 1900. Portrait de l’actrice en 1890.

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