Secrets d'Histoire

1914-1923 : LES FEUX DU CRÉPUSCULE

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Sarah a laissé partir son dernier amour, mais n’a pas pour autant renoncé aux plaisirs de la vie. Celui de jouer, bien sûr, mais aussi de passer l’été à Belle-Île, dans le manoir qu’elle a acheté et aménagé en 1894, pour elle et ses amis. C’est là que le 1er août 1914, l’annonce de la guerre vient la surprendre. Sarah va-t-elle se résigner ou se battre à sa manière? Le ciel est d’azur, les mouettes dansent au-dessus des rochers.

Sarah respire les embruns, elle est bien dans son petit paradis, son refuge perdu à Belle-Île où elle vient passer chaque été quand elle n’est pas en tournée et qu’elle a découvert en 1894 grâce à son ami le peintre Georges Clairin. Elle qui a passé sa prime enfance en Bretagne ne pouvait que succomber aux paysages de l’île, mais peut-être pas au point d’acheter un vieux fortin abandonné…

UN FORTIN, UNE ÎLE, SON PARADIS

C’était sans compter sur une volonté inextingui­ble de voir le monde plier devant ses désirs.

Il y a des travaux colossaux pour rendre le fortin habitable? Venir à Belle-Île est une véritable expédition, surtout en traînant une montagne de malles et sa ménagerie du moment ? Qu’importe, Sarah le veut. Elle y engloutit une fortune, achète du terrain en plus, fait bâtir des villas pour ses amis, aménage la lande en parc paysager. Elle y passe l’été, en compagnie de ses fidèles: son fils Maurice, sa petite-fille Lysiane, son amie et sans doute amante la peintre Louise Abbéma, Reynaldo Hahn, Tristan Bernard, Clairin bien sûr. Dès qu’elle arrive, elle fait hisser en haut du fortin un drapeau blanc avec sa devise « Quand même ». Pour le plus grand bonheur des îliens, impatients d’épier la dame blanche venue de Paris et ses si curieux amis. Le bonheur s’achève le 1er août 1914. Pendant cinq ans, Sarah délaissera Belle-Île, à son corps défendant. Réfugié à Bordeaux, le gouverneme­nt supplie Sarah de quitter Paris, menacée par les Allemands. Car voilà qu’elle est devenue une gloire nationale; en janvier, elle a reçu la Légion d’honneur, pour avoir répandu la langue française dans le monde entier. Aristide Briand lui avait proposé en janvier 1907, pas en tant qu’actrice mais comme directrice de théâtre. Vexée, elle avait refusé.

AMPUTÉE, ELLE VA AU FRONT Sommée de quitter Paris pour ne pas tomber aux mains des Allemands, Sarah pose ses valises à Andernos sur le bassin d’Arcachon, non loin de Bordeaux.

C’est là qu’elle fête ses 70 ans, là aussi qu’elle prend la décision de se faire amputer au-dessus du genou. Elle souffre de tuberculos­e osseuse, aggravée par les nombreuses chutes qu’elle s’est infligée au théâtre pour mourir en scène. Malgré un appareilla­ge, sa jambe la fait de plus en plus souffrir, un début de gangrène attaque les chairs. Samuel Pozzi, son médecin, ex-amant mais toujours tendre ami, ne veut pas en entendre parler, tandis qu’elle évoque le sort des jeunes soldats qu’on ampute. Pourquoi pas elle? Finalement, Pozzi la fait hospitalis­er à l’hôpital Saint-André à Bordeaux et opérer par un confrère en février 1915. Sarah se remet très vite, retrouve son cher théâtre à Paris, mais veut absolument soutenir les soldats au front. Engagée, elle l’a déjà été, en 1870. Mais il lui faut d’abord reprendre la nationalit­é française, perdue lors de son mariage avec le Grec Jacques Damala. Et comme elle ne supporte pas la prothèse censée lui rendre sa liberté, elle se fait confection­ner un fauteuil pliable, assorti de brancards amovibles, qui lui permet de se glisser dans une voiture ou sur une scène, quand même. Les caricaturi­stes la surnomment cruellemen­t « Mère Lachaise ». Sarah se rend sur le front en 1916, joue à la perfection son rôle de monument national en récitant d’héroïques tirades qui galvanisen­t les soldats dans des granges ou des salles d’hôpital. Une fois encore, elle se donne sans compter. À l’automne, elle part aux ÉtatsUnis pour une énième tournée, mais cette fois, pour plaider la cause de la France dans des interviews, conférence­s, extraits de ses rôles fétiches, et soirées autour d’un film de propagande, Mères françaises, dans lequel elle joue le rôle d’une bourgeoise à la recherche de son fils mort dans les tranchées. En avril 1917, les États-Unis déclarent enfin la guerre à

Sarah respire les embruns, elle est bien dans son petit paradis, son refuge perdu à Belle-Île où elle vient passer chaque été quand elle n’est pas en tournée et qu’elle a découvert en 1894 grâce à son ami le peintre Georges Clairin.

l’Allemagne et Sarah veut croire qu’elle y est un peu pour quelque chose.

AUX CÔTÉS DE ZOLA

ET DE LOUISE MICHEL

Le rôle que Sarah a joué pendant les guerres de 1870 et 1914 met en avant une facette d’elle rarement exposée, celui de la femme engagée.

En tournée aux États-Unis, elle s’est émue du sort réservé aux Amérindien­s et aux Noirs. En 1898, elle apporte son soutien à Émile Zola, après la parution de J’accuse, au nom de la justice. Elle devient amie avec la journalist­e engagée Séverine, proche de Jules Vallès, et lui prodigue des conseils pour ses prises de parole en public. Amie, elle l’est aussi de Louise Michel, qu’elle a aidée financière­ment après son retour de Nouvelle-Calédonie et à qui elle apporte un soutien sans faille dans son combat contre la peine de mort. Louise Michel écrit même une pièce en 1897, Prométhée, avec un rôle en or pour Sarah. Le projet ne se fera pas, mais les femmes poursuivro­nt leur amitié et leur correspond­ance jusqu’à la mort de la militante, en 1905. Leur sororité doit sans doute à Victor Hugo, ami des deux femmes, et à leur passé de filles déclassées, toutes deux nées de père inconnu. Après l’armistice, Sarah retrouve Paris, les dîners avec ses amis – ceux qui ne sont pas morts – son théâtre, où elle joue Athalie, pour le plus grand bonheur de ses admirateur­s. Le désir de vivre ne l’abandonne pas, pas plus que la gloire. En février 1921, elle est promue officier de la Légion d’honneur; suit un voyage en Espagne, où, à la gare de Madrid, 5000 personnes l’attendent, tous les hommes jettent en même temps leur veston sur le sol pour qu’elle ne foule pas le bitume... alors même que son handicap lui vaut d’être portée.

LES ADIEUX À LA DIVINE Jouer sur scène devient très difficile.

En 1922, elle est terrassée par une crise

d’urémie le soir de la première de la nouvelle pièce d’un jeune dramaturge éperdu d’admiration, Sacha Guitry, fils de Lucien avec lequel elle a beaucoup joué. Sacha a l’idée de lui écrire un rôle pour le cinéma. Malgré son état de santé, elle accepte. Le cinéma, elle s’y est déjà frottée: La Tosca, La Dame aux camélias, Ceux de chez nous, Mères françaises… elle sait que c’est l’avenir. Dans La Voyante, elle joue, assise, le rôle d’une cartomanci­enne. Sept jours de tournage sont prévus, mais elle n’ira pas au bout. Le 20 mars, elle s’évanouit. Trois jours plus tard, bravache, elle organise un petit déjeuner et demande à être maquillée. Elle tombe dans le coma en récitant des vers de Phèdre et de L’Aiglon. Le 26 mars, elle meurt. Le soir même, son théâtre qui jouait L’Aiglon depuis une semaine baisse le rideau au milieu du premier acte. Le gouverneme­nt Poincaré lui refuse des obsèques nationales : Sarah Bernhardt n’est qu’une actrice. La Ville de Paris prend heureuseme­nt le contrepied. Le 29 mars, depuis l’église Saint-François-deSales jusqu’au cimetière du Père-Lachaise, un million de personnes accompagne­nt la Divine pour son dernier spectacle. Derrière son corbillard, cinq chars croulent sous les fleurs blanches envoyées du monde entier. Devant le théâtre Sarah-Bernhardt, le cortège silencieux s’arrête un instant, avant de reprendre son chemin jusqu’au Père-Lachaise. Pas de discours, mais une de ses élèves s’écrie: « Les dieux ne meurent pas ! » Sarah est enterrée dans la division n° 44, à côté de sa mère Youle. Réunies dans l’éternité, quand même. ∫

 ?? ?? Photograph­ie de Sarah Bernhardt, avec notamment la femme de son imprésario et le chef d’orchestre Reynaldo Hahn (18741947), dans l’ancien fortin racheté par l’actrice à Belle-Île.
Photograph­ie de Sarah Bernhardt, avec notamment la femme de son imprésario et le chef d’orchestre Reynaldo Hahn (18741947), dans l’ancien fortin racheté par l’actrice à Belle-Île.
 ?? ?? L’ancien fortin militaire sur la pointe des Poulains à Belle-Île est aujourd’hui l’espace muséograph­ique SarahBernh­ardt, dédié à la vie et l’oeuvre de l’artiste.
L’ancien fortin militaire sur la pointe des Poulains à Belle-Île est aujourd’hui l’espace muséograph­ique SarahBernh­ardt, dédié à la vie et l’oeuvre de l’artiste.
 ?? ?? L’intérieur du fortin a été réaménagé à l’identique, offrant une visite immersive dans l’univers foisonnant de Sarah Bernhardt.
L’intérieur du fortin a été réaménagé à l’identique, offrant une visite immersive dans l’univers foisonnant de Sarah Bernhardt.
 ?? ?? Malgré son amputation en 1915, la comédienne, encore très active, se rend sur le front pour encourager les soldats, et repart en tournée internatio­nale.
Malgré son amputation en 1915, la comédienne, encore très active, se rend sur le front pour encourager les soldats, et repart en tournée internatio­nale.
 ?? ?? Sarah Bernhardt arrive à la mairie du 16e arr. de Paris sur sa chaise à porteurs, avec Sacha guitry et Yvonne Printemps, pour leur mariage, le 10 avril 1919, photograph­ie du journal L’Excelsior.
Sarah Bernhardt arrive à la mairie du 16e arr. de Paris sur sa chaise à porteurs, avec Sacha guitry et Yvonne Printemps, pour leur mariage, le 10 avril 1919, photograph­ie du journal L’Excelsior.
 ?? ?? 26 mars 1923, un million de Parisiens assistent aux funéraille­s de Sarah Bernhardt. Photo : le cortège devant l’église de la Madeleine.
26 mars 1923, un million de Parisiens assistent aux funéraille­s de Sarah Bernhardt. Photo : le cortège devant l’église de la Madeleine.

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