ESPRIT DE LA RELIGION OU RELIGION DE L’ESPRIT ?
Un pape, deux saints, une route jacquaire et des pèlerins, un spirite et des francs-maçons… Bordeaux n’a jamais caché son goût pour les religions, qu’elles soient divines ou de l’esprit. Mais toujours avec sa légendaire mesure.
1986. Des fouilles entreprises sur le cours Victor-Hugo mettent à jour les vestiges d’un mithraeum, sanctuaire voué à Mithra et daté du Bas-Empire.
Rien d’étonnant à ce qu’un port ouvert sur le monde ait accueilli le culte de ce dieu perse, en vogue chez les marchands et les soldats.
DIVINITÉS DE L’EAU
Pratiqué uniquement par les hommes dans des lieux fermés, célébrant en suivant des rites initiatiques, les valeurs de fraternité et d’égalité, il était très répandu sur tout le pourtour méditerranéen.
Les objets des fouilles sont au musée d’Aquitaine, dont une statue de Cautopatès, un compagnon de Mithra qui comme lui, porte un bonnet phrygien, celui-là même que reprendront les révolutionnaires de 1789. Un autre mithraeum a été découvert place CamilleJullian lors des travaux du parking souterrain en 1989. Le panthéon gaulois célébré par les Biturisques de Burdigala rend hommage aux figures féminines. Parmi elles, Divona est particulièrement vénérée, car elle est liée à l’eau, dont la ville ne manque pas, puisqu’elle est bâtie à la confluence de la Garonne et de deux de ses affluents en partie souterrains, la Devèze et le Peugue. Sur la place Pey-Berland, elle y avait sa fontaine, célébrée par le poète Ausone et aujourd’hui disparue. En tant que déesse protectrice, en particulier des bateaux, Tutela avait son temple, les Piliers de Tutelle, à l’angle de la rue éponyme. Il faut attendre le iie siècle pour voir éclore le culte chrétien, sans déclencher de persécutions comme à Lyon. Une église est vouée à saint Seurin dès le vie siècle : ce personnage aux origines mystérieuses, peut-être originaire de Trèves dans le Saint-Empire romain germanique sous le nom de saint Séverin, serait venu à Bordeaux, transporté par un ange, pour y devenir le quatrième évêque de la ville. Sa
Rien d’étonnant à ce qu’un port ouvert sur le monde ait accueilli le culte de ce dieu perse, en vogue chez les marchands et les soldats.
> vie est fort opportunément racontée dans un récit hagiographique du viiie siècle, histoire de pallier le manque de martyrs dans la ville et d’attirer les foules de croyants. La stratégie est payante puisque les pèlerins en route vers Saint-Jacques par la voie de Tours affluent devant son sarcophage installé dans le choeur.
UN PETIT ALYSCAMPS
Dans la crypte située en dessous, un autre saint veille sur les Bordelais.
Tout aussi mystérieux que son voisin, Fort aurait été le premier évêque de la ville, martyrisé – il en faut bien un – et peut-être inventé de toutes pièces, toujours pour attirer le pèlerin. Personnage fictif ou réel, peu importe, les Bordelais se sont longtemps placés sous sa protection et amenaient leurs enfants devant son sarcophage, censé leur apporter force et vitalité. Tout autour de la basilique Saint-Seurin s’étend une vaste nécropole, mise au jour lors de plusieurs phases de fouilles. Sarcophages de pierre, de marbre, amphores abritant des corps d’enfants… au total 150 sépultures du ive au xiie siècle qui font de Saint-Seurin une réplique des Alyscamps. Une campagne de fouille, en cours sur la place des Martyrs-de-la-Résistance, a élargi le périmètre de la nécropole en exhumant une quarantaine de sarcophages supplémentaires. Halte jacquaire, Bordeaux amplifie sa notoriété religieuse en 1305 lorsque son archevêque, Bertrand de Got, devient pape sous le nom de Clément V, avec la bénédiction de Philippe le Bel, qui espère bien lui faire régler l’affaire des Templiers. Peu enclin à s’installer à Rome alors en proie à des troubles militaires, le nouveau pape rêve de rester dans ses terres... mais finira par poser sa mitre à Avignon, car Bordeaux est décidément trop anglaise, ce qui déplaît au roi. Pour un peu, Bordeaux aurait pu devenir la nouvelle Rome ! Elle se consolera avec un vin de l’appellation Pessac-Léognan, Château Pape Clément.
80 LOGES DEPUIS 1732
Autre figure du catholicisme bordelais, Jeanne de Lestonnac, nièce de Montaigne, qui consacre sa vie à l’éducation des filles en créant la Compagnie de Marie-NotreDame.
C’est à Bordeaux qu’est créée en 1607 la première école de filles, rue du Hâ. La chapelle existe toujours, transformée depuis 1805... en temple protestant ! La congrégation s’est répandue dans le monde entier et Jeanne a été canonisée en 1949 par Pie XII. Elle tient compagnie à l’autre saint de Bordeaux, Paulin, évêque de Nole en Campanie et élève d’Ausone, dont le culte était très en vogue sous le règne de Louis XIV. Avec le xviiie siècle et l’influence des Lumières, apparaissent en
France les loges maçonniques, inspirées de leurs homologues outre-Manche. Bordeaux n’est pas en reste, avec près de 80 loges, dont la plus ancienne date de 1732. L’Anglaise 403, de 1753, est toujours en activité rue Ségalier dans le quartier Saint-Seurin. Montesquieu est lui-même un initié, et les architectes qui donnent alors à Bordeaux tout son éclat sont francs-maçons. Parmi eux, Victor Louis, dont le chef-d’oeuvre, le Grand-Théâtre, est le plus bel exemple de sa recherche du nombre d’or. Les symboles maçonniques y sont très nombreux, comme l’orientation est-ouest du bâtiment, à l’image du temple de Salomon, le diamètre et la circonférence des 12 colonnes corinthiennes, le plan du grand escalier intérieur en forme de Tau égyptien, ainsi que de nombreux détails d’ornementation.
SECRÉTAIRE D’ALLAN KARDEC Tour à tour animiste, chrétienne, catholique, mystique, franc-maçonne, Bordeaux se laisse même tenter par le spiritisme.
Il s’appelle Jean-Baptiste Roustaing, il est né le 15 octobre 1805 à Bègles aux portes de Bordeaux. D’origine modeste, il parvient cependant à devenir avocat du barreau de Bordeaux et même bâtonnier de l’ordre. Chrétien convaincu, il s’intéresse au spiritisme après avoir lu un livre d’Allan Kardec, fait une première séance chez Émile Sabo, fondateur de la Société spirite de Bordeaux qui fait tourner les tables du côté du jardin public, dont il ressort convaincu. Dès lors, il consacre les dernières années de sa vie à bâtir un spiritisme chrétien, échange beaucoup avec Allan Kardec, dont il est un temps le secrétaire, et fait de nombreux adeptes à Bordeaux et à Arbis dans l’Entredeux-Mers, où il a une résidence secondaire, la villa des Tribus. Son testament spirituel est un ouvrage édité en 1866, Les Quatre Évangiles Spiritisme chrétien. Il meurt en 1879 et est enterré au cimetière de la Chartreuse. On peut encore voir sa maison au 17, rue Saint-Siméon, près de la place Camille-Jullian. Allan Kardec lui-même est reçu à Bordeaux en 1861 pour l’inauguration de la société spirite d’Émile Sabo, qui consacre Bordeaux comme troisième ville spirite de France, après Paris et Lyon.