1769-1771 ET LES LUMIÈRES FURENT
L’influence de Struensee sur le roi est bénéfique mais ne suffit pas à contrecarrer sa schizophrénie. De plus en plus affaibli, le roi laisse le champ libre à celui qui a su devenir son ami. Opportuniste ambitieux ou visionnaire amoureux? Struensee se rapproche du pouvoir, secondé par la reine dont il partage le lit et les idées réformistes. À eux deux, ils dessinent un monde qui préfigure celui né de la Révolution française.
Qui est donc ce Struensee qui s’apprête à devenir un des personnages les plus importants du royaume ?
Son père, Adam, est pasteur, professeur de théologie et évêque des duchés de Schleswig et Holstein. Son grand-père Johann Samuel a été le médecin du roi Christian VI (grandpère de Christian VII). S’il est roturier, Struensee fréquente la noblesse d’Altona, dont le comte de Rantzau, destiné à jouer les seconds couteaux dans cette histoire. Ajoutons qu’Altona, port à l’embouchure de l’Elbe où exerce le médecin, est réputé à l’époque pour son Cercle d’intellectuels, propagateurs des idées nouvelles, issues des Lumières. Chacun est maintenant à sa place pour jouer le deuxième acte de cette tragédie.
UNE LIAISON PHYSIQUE ET PASSIONNÉE
Si son père est théologien, Struensee est athée. La seule religion de ce grand lecteur de Voltaire et Rousseau est celle de l’homme libre. Or, voilà que la vie – certainement pas le Ciel – lui offre la possibilité de mettre en pratique quelques-unes des idées nouvelles dans un pays rétrograde, où le servage existe encore: l’occasion est belle, avec un roi influençable, jusqu’ici manipulé par la noblesse de cour et désormais entièrement
Struensee obéit-il à ses seules croyances ou est-il aussi guidé par l’ambition ? Difficile de trancher.
dévoué à son médecin personnel. Struensee obéit-il à ses seules croyances ou est-il aussi guidé par l’ambition? Difficile de trancher. Toujours est-il que la voie se dégage devant lui: conseiller d’État, puis lecteur du roi, il devient aussi secrétaire du cabinet de la reine. Il n’a pas résisté longtemps à la jeunesse de Matilda et à sa belle nature, d’autant qu’elle partage son enthousiasme pour les idées nouvelles. Au printemps 1770, ils deviennent amants, d’abord cachés pour vivre heureux, puis si heureux qu’ils ne pourront plus se cacher, sitôt l’été venu. À tout juste 19 ans, Matilda devient enfin femme dans les bras de l’homme qu’elle aime; à 33 ans, Struensee qui avait jusque-là affirmé sa nature d’homme libre de tout lien découvre avec bonheur la dépendance amoureuse. Peut-être pressent-il qu’il n’en sortira pas indemne.
UN MARI TROMPÉ INDIFFÉRENT
Christian est donc cocu. Qu’en penset-il ? Dans le brouillard de ses pensées, la chose ne le touche guère. Il respecte désormais son épouse, grâce à Christian, et il lui a même organisé trois jours de fête pour son anniversaire. Leur fils les rapproche, notamment lorsqu’une épidémie de variole fait trembler Copenhague. Struensee, ce bon docteur, tente une vaccination, qui réussit. Christian n’aime pas et n’a jamais aimé Matilda. Certains prétendent qu’il lui préfère les hommes ; les prostituées, c’est une certitude. Sans doute continue-t-il à chercher dans les bouges de Copenhague les traces de « Madame Bottine », son seul amour. Si Struensee a réussi à en canaliser la violence, la maladie du roi s’aggrave et plus personne à la Cour n’ignore sa folie, qu’on appellera quelques décennies plus tard schizophrénie. Certains
veulent y voir la conséquence de ses penchants avérés pour la masturbation… Nul doute que Struensee n’est pas du même avis ! Déjà bien vacillant, le pouvoir du roi faiblit : l’influence de la reine se fait grandissante, et avec elle, celle de son amant. En décembre 1770, Struensee réussit à faire dissoudre le conseil privé, qui régnait officieusement, et se fait nommer maître des requêtes. C’est désormais lui qui fait signer au roi les documents de son choix et réussit à remplacer des nobles par des fonctionnaires roturiers beaucoup plus compétents. Son ascension est fulgurante : quelques mois plus tard, il se nomme ministre du cabinet privé et signe à la place du roi.
ET L’ENFANT PARAÎT Struensee ne chôme pas, comme s’il savait que son temps est compté.
Avec Matilda, il promulgue 632 directives, dans tous les domaines, toutes inspirées des penseurs des Lumières : réforme du système de santé, de l’école, réduction du pouvoir des propriétaires terriens, recrutement sur la base des seules compétences, suppression de la peine de mort pour vol, abolition de la torture pour obtenir des aveux, instauration de la liberté de la presse... À eux deux, ils donnent un grand coup de pied dans la vieille monarchie danoise, inféodée à une noblesse recroquevillée sur ses privilèges. Le 7 juillet 1771, naît au palais de Hirschholm la petite Louise-Augusta, officiellement reconnue par Christian. C’est Struensee lui-même qui accouche la reine et met au monde le bébé, qui n’est autre que sa propre fille. Sans doute son plus grand bonheur alors que les nuages s’amoncellent sur sa tête.