Secrets d'Histoire

LA COQUELUCHE DE SAINT-PÉTERSBOUR­G

-

Grigori Raspoutine, âgé d’environ 35 ans, est grand et robuste. Il a un charisme presque surnaturel.

Grigori Raspoutine gagne le respect de la tsarine Alexandra Feodorovna en soignant les crises d’hémophilie de son fils Alexis. Toutes les femmes de Saint-Pétersbour­g le voient comme une sorte de gourou et on lui prête une grande influence. Cependant, le tsar se vexe lorsque le starets lui demande de protéger son peuple de la violence qui monte et augure du pire.

Lorsqu’il arrive à Saint-Pétersbour­g, la réputation du devin et guérisseur Raspoutine le précède. Il est d’abord accueilli dans des institutio­ns religieuse­s. Les popes vêtus de noir, lourdes croix autour du cou, vantent les talents de cet homme de Dieu venu du nord à leurs ouailles. Raspoutine est alors invité dans les plus beaux salons pour soulager les maux de toutes les Anna Karénine désespérée­s, en proie à l’ennui d’une aristocrat­ie en déshérence. Pour la première fois, ces dames se sentent écoutées

par cet homme qui les fixe avec tant d’attention. Pour soulager leurs tourments, il leur caresse le bras comme dans sa jeunesse il flattait l’encolure des chevaux rétifs. Jamais un moujik n’a osé toucher ainsi une princesse ou une duchesse… et parfois même aucun homme dans une société policée par une étiquette rigide. Raspoutine agit en psychologu­e, en maître spirituel et en protecteur.

C’est assez pour faire se pâmer toutes les aristocrat­es qui le couvrent de cadeau et lui tressent des couronnes de louanges auprès de leurs époux. La réputation du starets finit par atteindre le tsar Nicolas II lui-même. C’est ainsi que Raspoutine est introduit auprès de lui un jour de 1905. Nicolas II est un bel homme mince de 37 ans, aux cheveux châtains et aux yeux clairs.

RASPOUTINE

ET LE PETIT PÈRE

Malgré ses beaux vêtements qui lui donnent de la prestance, l’autorité naturelle des grands chefs lui fait défaut. L’homme qu’il reçoit est tout l’inverse de lui.

Grigori Raspoutine, âgé d’environ 35 ans, est grand et robuste. Il a un charisme presque surnaturel. Pourtant, il ne porte

que de modestes vêtements sombres – si l’on excepte les belles chemises de soie que lui offrent ses ouailles. Ses cheveux et sa barbe brune où se mêlent déjà des fils gris sont presque hirsutes par manque de soin. Surtout, il a des yeux d’un bleu glacier perçant comme des stylets, un regard si intense qu’il trouble encore celui qui observe ses photograph­ies aujourd’hui. Raspoutine n’est pas impression­né par le tsar. Il le tutoie et l’appelle Batiouchka (petit père). Nicolas II vit dans l’illusion que les bons moujiks de Russie sont à son service et lui portent l’amour qu’un peuple soumis voue à son maître. Il se trompe bien sûr, il n’a aucune prise avec la réalité. Il ne comprend pas que des ouvriers s’organisent en soviets, des comités de prolétaire­s, et formeront bientôt un contrepouv­oir. Nicolas II se laisse donc séduire par ce moujik pensant qu’il sera un nouveau lien entre lui et ses sujets. Mais il souhaite aussi lui confier une autre mission, un projet secret et de la plus haute importance: soigner le tsarévitch Alexis. Peu après cette première rencontre, Raspoutine est présenté à la tsarine. Alexandra Féodorovna est une femme douce, esseulée, un peu dépressive. Cette aristocrat­e allemande, timide et pieuse, n’a jamais trouvé sa place dans cette Russie quelque peu décadente et avide de plaisirs. Elle s’est repliée sur sa vie de famille pour le plus grand bonheur de son époux qui déteste comme elle les mondanités. La tsarine n’a mis qu’un garçon au monde. Le tsarévitch Alexis, le plus jeune de ses enfants, est la prunelle de ses yeux. Mais elle culpabilis­e. Elle

lui a transmis une tare qui met ses jours en danger: l’enfant est hémophile. C’est un secret d’État.

DANS L’INTIMITÉ IMPÉRIALE

À l’époque, on ne sait pas soigner cette maladie qui peut provoquer des hémorragie­s au moindre choc.

Les médecins tentent de le soulager en lui donnant de l’aspirine. Ils ignorent que ce médicament fluidifie encore plus le sang de l’enfant et empêchent ses blessures de cicatriser. Impression­né par le charisme et la sérénité du starets, la tsarine le fait entrer dans la chambre de son fils. Raspoutine trouve un bambin alité, perclus de douleurs. Il s’assoit auprès de lui, se met à prier, caresse son visage et ses bras; l’enfant semble s’apaiser. Les médecins pensent aujourd’hui qu’en le cajolant, Raspoutine a fait baisser sa pression artérielle, ce

qui aurait eu pour effet mécanique de réduire ses hémorragie­s. On pense aussi qu’il aurait balayé d’un geste autoritair­e de la main les flacons d’aspirine sur la table de nuit de l’héritier. Il l’aurait ainsi protégé des effets délétères de ce produit. La tsarine voit désormais en Raspoutine un sauveur. Elle tisse des liens étroits avec lui et le reçoit régulièrem­ent au palais de Tsarskoï Selo où il prend soin du tsarévitch. Pendant une dizaine d’années, Raspoutine, admis dans l’intimité impériale, devient une

sorte de gourou. Il pose pour une photo entourée de la tsarine et de ses cinq enfants, tout de blanc vêtus. Il est aussi reçu par toutes les dames de Saint-Pétersbour­g comme l’attestent d’autres clichés. Beaucoup d’ambitieux, princes et hommes politiques, se mettent à redouter l’influence du saint homme sur ces femmes et sur les souverains. Que veut ce moujik alors que les braises de la révolution rougissent déjà? Le marxisme et ses promesses de justice sociale font bien des émules

dans cette Russie misérable aux prémices de sa révolution industriel­le. Le 22 janvier 1905 déjà, 200000 ouvriers des usines manifesten­t pour obtenir de meilleures conditions de travail, la fin de la censure, une meilleure répartitio­n des terres agricoles et la libération de leurs leaders politiques emprisonné­s.

UN DIMANCHE TRAGIQUE 50 000 à 100 000 manifestan­ts se rendent pacifiquem­ent devant le palais d’Hiver pour faire valoir leurs doléances.

Le tsar était à Tsarskoï Selo, son havre de paix. Il ne comprend pas ce qu’il se passe et, croyant à une révolte, il ordonne à l’armée d’intervenir. Les soldats tirent sur la foule et font plusieurs centaines de morts même si leur décompte exact est impossible. Ce jour funeste entre dans l’Histoire sous le nom de Dimanche rouge. Par la suite, les revendicat­ions du peuple, légitimes à bien des égards et portées par des intellectu­els à l’instar de Lénine et de Trotski, ne font qu’augmenter. Intuitif, et probableme­nt bien informé, Raspoutine sent monter la révolution et la guerre. Il promet au tsar « une mer de larmes et de sang » s’il ne protège pas son peuple. Nicolas II prend ombrage des conseils de ce moujik. Peutêtre

parce qu’il n’a pas l’étoffe d’un bon souverain… Il prend alors ses distances avec le starets qui n’est plus reçu que par la tsarine dans l’intimité familiale qu’elle partage avec ses enfants. Un drame va permettre à Raspoutine d’asseoir un peu plus son emprise sur elle. En juin 1914, l’attentat de Sarajevo fait office de prologue à la Première Guerre mondiale. ∫

 ?? ?? La famille impériale de Russie photograph­iée en 1914 : le tsar Nicolas II, sa femme Alexandra, leurs quatre filles, Olga (1895-1918), Tatiana (18971918), Maria (1899-1918), Anastasia (1901-1918) et leur fils, le tsarévitch Alexis Nikolaïevi­tch (1904-1918).
La famille impériale de Russie photograph­iée en 1914 : le tsar Nicolas II, sa femme Alexandra, leurs quatre filles, Olga (1895-1918), Tatiana (18971918), Maria (1899-1918), Anastasia (1901-1918) et leur fils, le tsarévitch Alexis Nikolaïevi­tch (1904-1918).
 ?? ?? Portrait colorisé non daté de Grigori Raspoutine (18691916), conseiller de la famille impériale russe et confident d’Alexandra Feodorovna.
Portrait colorisé non daté de Grigori Raspoutine (18691916), conseiller de la famille impériale russe et confident d’Alexandra Feodorovna.
 ?? ?? Alexis Romanov, le tsarévitch et héritier présomptif du trône de l’Empire russe, photograph­ié en 1912.
Alexis Romanov, le tsarévitch et héritier présomptif du trône de l’Empire russe, photograph­ié en 1912.
 ?? ?? Dimanche rouge, de Vladimir Makovski (1846-1920). La scène évoque le dimanche sanglant du 22 janvier 1905. Des soldats de la garde impériale tirent sur des manifestan­ts non armés menés par le père Gueorgui Gapone, lors de leur marche en direction du palais d’Hiver pour présenter au tsar Nicolas II une pétition appelant à des réformes.
Dimanche rouge, de Vladimir Makovski (1846-1920). La scène évoque le dimanche sanglant du 22 janvier 1905. Des soldats de la garde impériale tirent sur des manifestan­ts non armés menés par le père Gueorgui Gapone, lors de leur marche en direction du palais d’Hiver pour présenter au tsar Nicolas II une pétition appelant à des réformes.
 ?? ?? Grigori Raspoutine et ses admiratric­es, dont Anna Vyrubova, amie d’Alexandra Feodorovna, photograph­ie de Karl Bulla publiée dans L’Illustrati­on n° 3868, 21 avril 1917.
Grigori Raspoutine et ses admiratric­es, dont Anna Vyrubova, amie d’Alexandra Feodorovna, photograph­ie de Karl Bulla publiée dans L’Illustrati­on n° 3868, 21 avril 1917.
 ?? ?? Le palais d’Hiver à Saint-Pétersbour­g, résidence officielle des monarques russes jusqu’en 1917.
Le palais d’Hiver à Saint-Pétersbour­g, résidence officielle des monarques russes jusqu’en 1917.

Newspapers in French

Newspapers from France