Henri II, maudit tournoi !
En ce dernier jour de juin 1559, l’été s’annonce somptueux à Paris. Le soleil brille, il fait chaud, très chaud, même. L’atmosphère dans la capitale est pesante aussi en raison du climat religieux et de la « mauvaise » paix du Cateau-Cambrésis à peine conclue avec l’ennemi héréditaire, l’Espagne des Habsbourg. La France s’est notamment engagée à renoncer à toute ambition en Italie, son « pré carré » depuis un demi-siècle. Elle y a même sacrifié la Savoie. Faisant fi de ces soucis, Henri II veut célébrer l’arrivée de la belle saison en organisant simultanément deux noces – d’ailleurs, depuis qu’il est monté sur
Ce devait être une journée de réjouissances, à l’occasion d’un double mariage royal : repas musical et tournoi amical. En fin d’après-midi, la noce vire au cauchemar. Le roi, fringant malgré ses 40 ans, reçoit un bout de lance dans l’oeil. Un mage, pourtant, l’avait vu venir… Par Rafael Pic
le trône à la mort de François Ier, le 31 mars 1547, il n’a jamais fait les choses à moitié… Il marie l’une de ses filles, Élisabeth, à Philippe II, l’Espagnol honni, en espérant que cela refermera les haines. Et il « donne » sa soeur, Marguerite de Valois, au duc de Savoie. Banquets, concerts et messes sont évidemment au programme. Mais, pour ce roi qui est si bel homme, si viril,
si imposant (il mesure plus d’un mètre quatrevingt), le clou des réjouissances est autre. Il s’agit du tournoi qui se tient près de son palais parisien des Tournelles. Pour cela, il a fallu décorer et préparer la rue Saint-Antoine, en y ôtant les pavés. Les deux femmes qu’il chérit le plus ont pris place dans les tribunes qu’il a fait installer : son épouse, l’austère Florentine Catherine de Médicis qui lui a donné neuf enfants, et sa favorite, l’ensorcelante Diane de Poitiers dont il reste passionnément épris après vingt années de liaison !
Mauvais présages Les duels commencent en fin d’après-midi, par une chaleur étouffante qui ne consent pas à s’estomper.
Le roi entre en piste. La première joute équestre l’oppose au duc de Nemours, la deuxième au duc de Guise. À chaque fois, il exhibe sa supériorité. Pour sa troisième course, il a face à lui Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, lequel a 30 ans et le sang bouillant. On le dit favorable aux huguenots que le roi pourchasse obstinément. L’édit d’Écouen, récemment signé, promet la peine capitale à tout parpaillot surpris dans l’exercice de la RPR ou « religion prétendument réformée ». Montgomery a d’ailleurs procédé, deux semaines plus tôt, à l’arrestation du conseiller protestant Anne
Henri II a prévu de célébrer l’arrivée de la belle saison en organisant simultanément les noces de sa fille Élisabeth, et de sa soeur Marguerite de Valois.
du Bourg, en pleine séance du Parlement de Paris. Une mission qui a dû l’affliger. Les malveillants persiflent : et si Montgomery profitait de la joute pour punir le roi ? Impossible ! Ces hommes sont liés par le même sens de la fidélité et de l’honneur. Montgomery est capitaine de la garde écossaise, un corps d’élite, et ne saurait trahir son souverain. Les mauvaises langues font aussi état de présages. La nuit précédente, la reine a fait un cauchemar qu’elle juge prémonitoire. Elle dépêche des émissaires pour faire renoncer son époux au combat. On rappelle aussi la mise en garde de l’astrologue italien Gauric : tournois formellement déconseillés au roi dans sa quarante et unième année ! D’autres trouvent malvenu le nom du cheval turc que vient de lui offrir Emmanuel-Philibert de Savoie, son futur beaufrère, et qu’il va monter : Malheureux…
Des paroles qui font froid dans le dos Henri II et Montgomery s’élancent, se visent, se choquent violemment.
« À outrance », dira même le maréchal de Vieille-Ville, qui est aux premières loges. Chacun vacille sur sa selle mais aucun ne tombe. Soulagement dans les tribunes : le roi sort indemne de sa passe de trois. Place aux banquets, aux danses et à la musique, il est grand temps ! C’est donc la stupeur qui prévaut quand le vainqueur, émoustillé par la compétition, offre la revanche à son adversaire. Vieille-Ville tente de dissuader le roi, arguant du fait qu’il doit lui-même entrer en lice dans la prochaine série de joutes. Lui qui a
Le tronçon de lance se fiche dans la tête du roi, à travers la visière du casque. Les éclats de bois crèvent l’oeil droit et pénètrent le crâne.
été l’envoyé plénipotentiaire aux négociations du Cateau-Cambrésis et à qui est promise la charge de connétable de France, emploie des paroles qui font froid dans le dos : « Je jure le Dieu vivant, sire, qu’il y a plus de trois nuits que je ne fais que songer qu’il vous doit arriver quelque malheur aujourd’hui, et que ce dernier juin vous est fatal. » Le jeune Montgomery, luimême, entre dans le choeur des protestations.
Un mariage et un enterrement
Mais Henri II n’écoute personne. Il ordonne: en lice, que diable ! Un signe funeste, alors, n’échappe pas à Vieille-Ville. Normalement, les rencontres doivent être accompagnées d’un concert de trompettes et de clairons. Or, c’est dans un silence de… mort que les chevaliers s’élancent ! Comme dans le précédent assaut, les deux hommes rompent leur lance et restent stables sur leur monture. Mais Montgomery commet une faute irréparable, imputable à sa jeunesse ou à sa nervosité : au lieu de le jeter, il garde en main le tronçon de lance déchiqueté. Lequel, alors que les deux combattants continuent de se rapprocher dans leur élan, se fiche dans la tête du roi, à travers la visière du casque. Les éclats de bois crèvent l’oeil droit et pénètrent le crâne. S’agrippant tant bien que mal à l’encolure du cheval, soutenu par ses écuyers, Henri II est immédiatement secouru. Quand on enlève son casque, un flot de sang jaillit. Transporté dans sa chambre, il a encore la force d’admettre son entêtement et gémit sur cette « maudite course ». Réunis à son chevet, les médecins et chirurgiens, dont Ambroise Paré, tentent d’extraire les pointes de bois. Ils font même décapiter quatre condamnés à mort pour s’entraîner sur leurs têtes fraîchement coupées… Résistant vaillamment malgré la douleur, le sang perdu, les vomissements et les remèdes désespérés d’une médecine impuissante (potion de rhubarbe, sauge, poudre de momie), le roi est en proie à une fièvre violente le quatrième jour. Convaincu de sa fin inéluctable, il exige que, en dépit des circonstances, le mariage de sa soeur et du duc de Savoie soit célébré : elle a déjà 36 ans, un âge… canonique à l’époque ! La noce se tient le 9 juillet, à minuit. Avec son cortège d’invités à la mine lugubre, éclairé par les torches et traversé par les pleurs et les soupirs, on songerait davantage à un enterrement. Le lendemain, Henri II rend l’âme après dix jours de souffrances.