Secrets d'Histoire

Talleyrand Portrait en pied du prince boiteux

- Par Charles-ÉLoi Vial

On a tout dit sur le génial diplomate, qui prêta serment à treize gouverneme­nts différents. Diable, serpent, et même… excrément dans un bas de soie ! Que peut-on discerner derrière ces partis pris ? Sans conteste : une énigme, une intelligen­ce politique froide et un culot à toute épreuve.

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord est né le 2 février 1754, au sein d’une grande famille désargenté­e. Il souffre d’un pied-bot. Ce handicap scelle son destin : bien qu’il soit l’aîné, c’est son frère cadet qui hérite des titres ; lui, est envoyé au séminaire. Il grandit sans amour mais non sans fierté. Prêtre par défaut, il apprend à dissimuler. À la Cour comme en ville, son esprit fait fureur. « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre », écrit-il. Agent général du clergé de 1780 à 1785, chargé d’administre­r les biens de l’Église de France, il découvre le monde de l’argent. S’il préfère la conversati­on et les beaux salons, il a malgré tout quelques maîtresses et bâtards. Parmi lesquels, non pas Eugène Delacroix comme on l’a dit mais Charles de Flahaut, qui sera l’amant d’Hortense de Beauharnai­s. Le ministre Morny, demi-frère de Napoléon III, était donc petit-fils de Talleyrand !

L’évêque diplomate

Évêque d’Autun en 1789, Talleyrand siège aux États-Généraux. Témoin de la chute de la monarchie absolue, il a l’idée de nationalis­er les biens du clergé, mettant dans l’escarcelle de la Révolution des centaines de millions. Partisan du nouvel ordre des choses, c’est à lui que revient de célébrer la messe lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Un an plus tard, après la fuite de Louis XVI, il ne se fait plus d’illusions sur la pérennité de la royauté constituti­onnelle. En quittant ses fonctions de député, en octobre 1791, il est envoyé en

« Ne dites pas de mal de vos ennemis, n’en parlez pas ; mais dites du bien de vos amis. »

mission diplomatiq­ue à Londres. Alors que l’Europe s’apprête à combattre la France révolution­naire, il parvient, par son action, à faire retarder l’entrée en guerre de l’Angleterre.

L’exil américain et le retour impérial

Après la chute de la royauté, le 10 août 1792, Talleyrand émigre, pas tant par attachemen­t à Louis XVI que par crainte des excès révolution­naires. En exil, il tourne le dos à l’Église et fait preuve d’une étonnante capacité d’adaptation. Pour lui, le seul régime valable est celui qui favorise le commerce et le progrès. Homme de l’Ancien Régime, il est de ce point de vue un pur produit de la bourgeoisi­e, un homme en noir aussi bien qu’en rouge. Son passage en Amérique, en 1794-1795, le montre : il se fait trappeur, prospecte et investit en vrai homme d’affaires. De retour en France, aidé par Germaine de Staël, il intrigue et devient, en 1797, ministre des Relations extérieure­s. Bonaparte lui conserve son poste sous le Consulat. Il s’enrichit, touche des pots-de-vin, spécule. « Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique », persifle Chateaubri­and… Il aime jouer gros et mener grand train. Carême, son cuisinier, a fait de sa salle à manger un haut lieu de la gastronomi­e. Diplomate-né, tout chez lui n’est qu’apparence. Il feint la paresse et exaspère Napoléon. Son attachemen­t pour les convenance­s rappelle son idée qu’en diplomatie, la forme importe autant que le fond. Malgré sa morgue, il sait aussi se montrer généreux ; il reste fidèle à ses amis nostalgiqu­es de l’Ancien Régime et protège sa famille. Il tente d’échapper à sa condition d’évêque afin d’épouser une roturière, Catherine Grand. Célébré le 10 septembre 1802, le mariage n’est pas heureux : les époux finiront par se séparer.

« Agiter le peuple avant de s’en servir, c’est une sage maxime ; mais il est inutile d’exciter les citoyens à se mépriser les uns les autres : ils sont assez intelligen­ts pour se mépriser tout seuls. »

La « bouche de la vérité »

Auprès de Napoléon, Talleyrand est à la fois mauvais génie et « bouche de la vérité ». En mars 1804, il l’incite à faire fusiller le duc d’Enghien, cousin de Louis XVI, accusé de comploter contre la France. Il est convaincu que les intérêts de l’État passent avant tout, y compris la vie d’un innocent si celui-ci peut servir de bouc émissaire. Pour autant, il ne craint pas de reprocher à Napoléon ses nombreuses erreurs : reprise de la guerre dès 1805, appétits territoria­ux démesurés, humiliatio­n des vaincus et instaurati­on du blocus continenta­l. Tant que la

victoire est là, le ministre n’est pas écouté. Sur le tableau du sacre impérial réalisé par David, il arbore un sourire ironique : il sait que le faste n’a rien à voir avec la grandeur et que le luxe ne fait pas forcément la noblesse. Comblé d’honneurs, fait Grand Chambellan puis prince de Bénévent en 1806, il est inquiet cependant. Selon lui, Napoléon voit trop grand et trop loin. Épuisé, il démissionn­e de son poste de ministre en 1807. Fin 1808, Fouché et lui envisagent de faire remplacer Napoléon par Murat. L’empereur, prévenu, ôte à Talleyrand sa charge de Cour. En demi-disgrâce, il lui conseille encore de rester en paix avec le tsar Alexandre. Avant la désastreus­e campagne de Russie, il communique des renseignem­ents à l’ennemi. À la chute de Napoléon en 1814, il dirige le gouverneme­nt provisoire et impose le retour de Louis XVIII, qui lui rend son ministère. Il sert

« En politique, il n’y a pas de conviction­s, il n’y a que des circonstan­ces. »

la France, sans s’émouvoir de sa réputation de traître. Au Congrès de Vienne, il redonne à la France vaincue le rang de grande puissance, et participe aux négociatio­ns qui redessinen­t les équilibres géopolitiq­ues du continent. Les Cent-Jours et Waterloo bouleverse­nt ses plans. À nouveau allié à Fouché, il réussit à rétablir Louis XVIII sur le trône, en juillet 1815. Président du Conseil, il est, dès septembre, écarté du pouvoir par le roi qui prend ombrage de son prestige. En proie à des soucis d’argent, victime de son secrétaire qui lui vole des papiers secrets, il tombe un peu dans l’oubli, sans être malheureux : l’épouse de son neveu Edmond, la belle Dorothée, née princesse de Courlande, de 40 ans sa cadette, devient son grand amour.

L’ultime coup d’éclat

La Révolution de 1830 le ramène sur le devant de la scène : Louis-Philippe a besoin de grands noms pour légitimer son régime. Trop vieux pour être ministre, Talleyrand devient ambassadeu­r à Londres. À ce poste, il négocie le traité du 15 novembre 1831, qui met fin à la Révolution belge. La création de la Belgique est son ultime coup d’éclat. L’heure de la retraite a sonné. Après avoir achevé ses Mémoires, il s’éteint dans son hôtel de la rue Saint-Florentin, à Paris, le 17 mai 1838. Avant de rendre l’âme, l’évêque marié s’était réconcilié avec l’Église. Le dernier grand seigneur de l’Ancien Régime est embaumé à la mode égyptienne. Il pensait sans doute, comme son oeuvre de diplomate, défier l’éternité. Mais ce que sa postérité a retenu, c’est que son cerveau a été jeté aux égouts ! Une marque cruelle de mépris pour cet homme d’État qui, toute sa vie, a conjugué les manières de Versailles, les idées des Lumières et les valeurs de la France du xixe siècle.

 ??  ?? Au château de Valencay, la Chambre du roi d’Espagne. Napoléon a exigé de Talleyrand qu’il héberge, de 1808 à 1814, le prince des Asturies qu’il avait condamné à l’exil pour le remplacer par son frère, Joseph Bonaparte. À Valençay, Ferdinand VII...
Au château de Valencay, la Chambre du roi d’Espagne. Napoléon a exigé de Talleyrand qu’il héberge, de 1808 à 1814, le prince des Asturies qu’il avait condamné à l’exil pour le remplacer par son frère, Joseph Bonaparte. À Valençay, Ferdinand VII...
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 ??  ?? Le château de Valençay (Indre), acquis par Talleyrand en 1803. Au sujet de sa propriété, il écrit :
« Ce n’est pas de repos que je sens le besoin, mais c’est de liberté. Faire ce que l’on veut, penser à ce qu’il plaît, suivre sa pente au lieu de...
Le château de Valençay (Indre), acquis par Talleyrand en 1803. Au sujet de sa propriété, il écrit : « Ce n’est pas de repos que je sens le besoin, mais c’est de liberté. Faire ce que l’on veut, penser à ce qu’il plaît, suivre sa pente au lieu de...
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 ??  ?? Un portrait de Catherine Grand (1762-1834), par Baron Gérard. Talleyrand l’épouse en 1802 et s’en sépare en 1816.
Un portrait de Catherine Grand (1762-1834), par Baron Gérard. Talleyrand l’épouse en 1802 et s’en sépare en 1816.
 ??  ?? Le Serment de La Fayette à la fête de la Fédération, de David (1791). Talleyrand y est figuré en évêque.
Le Serment de La Fayette à la fête de la Fédération, de David (1791). Talleyrand y est figuré en évêque.

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