Germaine de Staël et Benjamin Constant Les amants terribles
Les amants terribles
Idéalistes, passionnés de littérature et acquis à la philosophie des Lumières : tout les rapprochait. Sur fond de bouleversements politiques français, les deux Suisses ont formé un couple en vue. Leur histoire fut loin d’être paisible mais un amour aussi extraordinaire que celui qui les unissait pouvait-il l’être ?
Le 26 septembre 1794, Benjamin Constant prend la route. Il est dans le canton de Vaud, en Suisse, et il se rend au château de Coppet, où réside Germaine de Staël. Il ne soupçonne pas le tournant que son existence est en train d’amorcer. Ce jour-là, il entend rendre une visite de courtoisie à la femme qu’il a rencontrée peu auparavant, chez des amis communs, et qu’il veut revoir absolument tant il a été frappé par son intelligence. Arrivé à destination, il apprend que celle qui occupe toutes ses pensées est partie pour Nyon. Sans réfléchir, il remonte à cheval et parvient à rattraper sa voiture. Flattée, elle le prie de prendre place à ses côtés : ils ne vont plus se quitter.
Deux physiques peu attrayants
Pourtant, Benjamin Constant est engagé ailleurs. À sa maîtresse, Mme de Charrière, il écrit au sujet de Germaine de Staël: « C’est la connaissance la plus intéressante que j’aie faite depuis longtemps. » Il en est, en effet, éperdument épris et l’assaille de déclarations passionnées. Malheureusement pour lui, le coeur de sa belle est déjà occupé. Bien qu’elle ne le décourage pas tout à fait, elle se moque de cet amoureux empressé : « C’est un fou de beaucoup d’esprit, et singulièrement laid, mais c’est un fou… », écrit-elle. Laid ? L’homme n’est pas un éphèbe, certes. Le teint pâle, affublé de drôles de lunettes vertes qui dissimulent mal un regard de myope, il se tient en outre un peu voûté : il n’a pourtant que 27 ans ! La baronne de Staël, elle, en a 28. Elle n’est pas très belle non plus, d’ailleurs. Le teint est terne, le nez trop fort, la bouche trop grande, avec des lèvres trop présentes. Elle ne sait pas s’habiller, discipline ses cheveux dans d’invraisemblables turbans ou chapeaux à fleurs qui accentuent l’extravagance ridicule de ses toilettes. Il faut reconnaître cependant que, dans ses grands yeux noirs, brille une intelligence qui captive.
Germaine : amours, gloire et exil
Depuis 1786, Anne-Louise-Germaine Necker est mal mariée à Erik Magnus Staël von Holstein, de 17 ans son aîné, qui est ambassadeur de Suède auprès de la cour de France à Versailles. Dans cette union, elle a gagné le titre de baronne. Lui ? Il profite de la fortune de son épouse, fille du richissime Jacques Necker, l’ancien ministre des Finances de Louis XVI. Les Staël von Holstein, qui ont trois enfants, vivent séparément et madame multiplie les amours contingentes – dont Talleyrand. Cette femme brillante en société connaît aussi le succès en littérature. Elle a publié des pièces de théâtre et ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau et ses Réflexions sur le procès de la reine lui valent la gloire. Depuis 1792, elle vit en exil, d’abord en Angleterre, puis en Suisse, à Coppet, dans le château paternel. Ses prises de position en faveur d’une monarchie constitutionnelle et l’aide qu’elle apporte à ses amis aristocrates menacés de la guillotine lui ont, en effet, attiré l’hostilité des royalistes comme des républicains.
Benjamin : un suicide et un contrat
Quant à Benjamin Constant de Rebecque, en cet automne 1794, il a déjà des velléités politiques mais il n’est pas encore ce grand homme dont 150000 admirateurs suivront les funérailles nationales, le 12 décembre 1830. Il ne publiera que plus tard Le Cahier rouge (en 1807) et Adolphe (1816). Il n’est même plus chambellan auprès du duc de Brunswick, dont il vient de quitter la Cour. Lui aussi est mal marié à Johanne Wilhelmine Luise de Cramm. Il entretient une liaison avec Mme de Charrière, une aristocrate révolutionnaire, amie fidèle de Jean-Jacques Rousseau, qui a le double de son âge et qu’il trompe. Car il aime les femmes… à en mourir ! Une nuit, désespéré de voir Mme de Staël lui résister, bien qu’il vive sous son toit depuis des mois, il simule un suicide : le subterfuge – ou le charme ! – a opéré. Au printemps 1796, il avoue être « le plus heureux des hommes ». L’impétueuse lui a imposé ses conditions. Il a signé, sous sa dictée : « Nous promettons de nous consacrer réciproquement notre vie… que nous ne contracterons jamais aucun autre lien… que je regarde comme le plus grand bonheur de ma vie de pouvoir rendre la sienne heureuse, vieillir doucement avec elle… » En attendant de voir si leur hymen sera éternel, Mme de Staël met au monde, le 8 juin 1797, Albertine ; tous notent qu’elle a les mêmes cheveux roux que Benjamin Constant.